Il était une fois un éleveur de la campagne de Guanajuato qui devait tuer ses deux dernières vaches parce qu'elles étaient trop vieilles et ne donnaient plus de lait. Cet homme était pauvre et nourrir ces énormes bêtes par seule bonté d'âme lui coûtait bien trop cher.
Il lui en coûtât certainement encore plus de les mener à l'abattoir par un chaud matin de mai. Lorsqu'il entra, le gérant était en train de faire visiter ses ateliers de la mort à un gringo qui parlait l'espagnol comme les deux vaches du fermier l'anglais. Il posait plein de questions qui semblaient bien tanner son hôte - c'était un tanneur. Il venait voir quelles peaux il pouvait récupérer pour son business.
Le gringo retourna le jour suivant dans ses usines américaines, mais notre éleveur de la campagne en avait entendu assez pour se lancer dans une initiative personnelle et donner une seconde vie à ses pauvres bêtes.
Il apprit à tanner leur peau avec les ingrédients les plus naturels et abondants qui soient – de l'urine et des excréments d’animaux suffisent en effet – et il installa son charriot chargé de ses belles peaux bien odorantes sur la place de la ville d'à-côté.
Un cordonnier de cette même ville, passant par-là, fut surpris de la qualité du cuir et proposa un marché à notre ami de la campagne : le paysan se chargerait de récupérer les peaux de toutes les vieilles vaches des environs et le zapatero les transformerait ensuite en les plus belles chaussures de tout la République.
Ils ouvrirent bientôt boutique, et l'affaire fleurit rapidement. Les éleveurs étaient ravis de se débarrasser de leurs vieilles bêtes gratuitement et les jeunes gens de la ville étaient prêts à payer le prix cher pour de si belles chaussures au cuir ciré et si léger.
Comme une bonne idée est toujours source de beaucoup d'inspiration, de nombreuses autres boutiques de chaussures ouvrirent dans la rue, puis d'autres dans tout le quartier, et toute la ville enfin se mit à vendre des chaussures ou d'autres produits du cuir.
Premier signe avant-coureur avant même de descendre du bus...
Aujourd'hui, León, dans l’État de Guanajuato, est la capitale mondiale de la chaussure et de la tannerie. Ses rues sont remplies de chaussures, des trottoirs aux toits, des caves aux greniers et du centre aux banlieues.
Parfois, on trouve des originaux qui vendent des ceintures en cuir, des blousons en cuir, des ballons de foot en cuir ou des porte-clés en cuir. Mais même la plupart de ces commerces-là ne manquent pas de proposer quelques paires de chaussures dans l'arrière-boutique.
Je n'ai jamais vu autant de chaussures au mètre carré.
Une amie venant d'une autre ville, à deux heures de route de là, me racontait que, lorsqu'elle était petite, elle et sa famille faisaient le trajet exprès une fois par an afin d’acheter chacun sa paire de chaussures pour l'année à venir.
Ses premières vraies chaussures en cuir avaient duré 3 ans, et puis avec le temps les cordonniers avaient été remplacés par de simples vendeurs qui voulaient vendre plus et dépenser moins, alors la qualité, avec les prix, avait baissé.
Ce soir-là, à une fête d'anniversaire à San Francisco (hum.. le nom complet est San Francisco del Rincón, ou "San Pacho", malheureusement ce n'était pas celui de Californie), je rencontrai Uriel, un passionné de la chaussure, qui travaillait dans une entreprise familiale de vente de machines de tannerie.
Entre ses shots de tequila et ses verres de piña colada, Uriel me parlait de son métier avec beaucoup de fierté.
"Les gens n'arrêteront jamais d'acheter des chaussures", disait-il avec raison et sourcils en l'air ; "donc on n'arrêtera jamais d'en fabriquer !"
Il connaissait le marché sur le bout des semelles, pouvait citer toutes les marques, leurs prix, leurs nouveautés et leur atout de compétitivité, et ce pour tout le Mexique et les pays étrangers où ses parents exportaient : Amérique latine, Caraïbes, États-Unis et quelques pays d'Europe, comme l'Italie ou l'Espagne.
Notre conversation fut interrompue par une grande clameur : les invités de la table d'à-côté faisaient un jeu à boire, et ils venaient de décider que l'étranger que j'étais devait y passer pour voir s'il tenait l'alcool local.
Ils tapaient tous des mains et des pieds en chantant : "Bo-se-lli ! Bo-se-lli !"...
J'interrogeais mon amie du regard.
"C'est un footballeur de l'équipe de León", me dit-elle ; "c'est vrai que tu lui ressembles..."
Je me lève et tente de communiquer avec ces voisins imbibés en délire : "Pardon, mais en réalité je m'appelle Martin, pas Boselli, vous savez..."
Un silence. Ils se regardent, l'un d'eux donne un coup de coude à un autre et lui crie un truc à l'oreille. Le deux se mettent alors à lancer "Mar-se-lli ! Mar-se-lli !", suivis de près par tous les autres.
Je ne pouvais plus y couper : celui dont c’était l'anniversaire en personne, Abel, me coinça quelque quatre bons centilitres d'une cuvée de son oncle entre le pouce et l'index. Il enflamma l'alcool avec son briquet et me dit : "Souffle et bois".
Voilà.
Ici ce n'est pas la personne dont c'est l'anniversaire qui souffle des bougies, ce sont les invités qui soufflent les shots de tequila. Après les chaussures, notons que cet alcool d'agave est tout de même le deuxième secteur économique de la ville.
Le reste de la nuit fut un peu flou, sûrement à cause du brouillard, et le réveil dominical un peu tardif, mais j'eus tout de même le temps de découvrir une autre partie de la ville avant de m’en aller. Étonnamment, les boutiques y vendaient… des chaussures.
Dans la dernière boutique visitée avant de partir, juste en face de la gare routière, j’achetais finalement un produit local à la qualité si vantée et au prix assez compétitif : une ceinture « double-face », comme le scotch, avec une boucle retournable : noire d’un côté, café de l’autre.
Je l’aurais finalement eue, la peau de ce León…
A part les chaussures, il y a aussi quelques jolis bâtiments à León.