L’étape qui suivit mon séjour chez les Mayas du sud du Mexique sortit de l’ordinaire pour moi. J’allais passer quelques semaines dans une grande ville, très occidentalisée – d’après certains la plus européenne du continent américain – loin des tribus indigènes, des jungles et de la nature préservée.
San Francisco figure sur mon trajet depuis que j’ai vu le film-documentaire Demain, qui fut aussi le déclic pour ma conscience écologique. Or, ironie des voyages et petitesse du monde, c’est lors de cet étape californienne que j’eus l’occasion de visionner ce documentaire éclairé une seconde fois, dans un contexte encore plus évocateur et pertinent : j’étais en compagnie de la personne que j’étais venue voir à San Francisco, justement parce qu’elle est présentée dans le film – Robert Reed.
Et ma chance fut double : j’eus le privilège d’habiter chez lui tout au long de mon séjour.
Mr Reed habite une maison victorienne récemment rénovée dans le calme quartier de Bernal Heights, à une colline du fameux Mission district.
Mais ce n’est pas pour ces avantages, qui du reste auraient attiré bien des visiteurs de la ville au pont rouge, que je voulais rencontrer Mr Reed ; en effet, toujours dans le cadre de mon étude sur l’utilisation des ressources naturelles et des initiatives écologiques, je tenais à le rencontrer parce que Mr Reed est porte-parole de Recology, l’entreprise qui recycle 85 % des déchets qu’ils récoltent dans l’agglomération de San Francisco.
Les maisons victoriennes de Bernal Heights.
Robert Reed répond aux questions de la chaîne d'informations américaine NBC (avec son chien Cacahuète)
au nom de Recology.
Le fameux Golden Gate Bridge relie le Marin County et ses hautes forêts de sequoias à la ville de San Francisco.
Le contexte
Nous avons un problème.
Nous produisons aujourd’hui des objets que notre environnement ne peut absorber assez rapidement et cela lui nuit.
Je suis récemment tombé sur une étude assez révélatrice : des chercheurs voulaient savoir si la vie dans les grandes villes américaines avait un impact sur la qualité du lait des mamans par rapport à la vie à la campagne. Les chercheurs sont allés tester le lait maternel chez les inuits, pensant qu’il devait être préservé étant donné la distance de ce peuple aux pollutions des villes.
En réalité, leur taux de toxicité était le plus élevé de l’étude. Comment ça se fait ? Leur nourriture provient essentiellement des produits de la pêche, et le lien a vite été fait entre les déchets plastiques à la dérive dans les océans, qui constituent une part significative de la nourriture des animaux marins, et la toxicité du lait des femmes inuits qui consomment ces poissons. Cela a d’ailleurs pour conséquences des dégénérescences chez leurs enfants.
‘‘Tout dans la nature est un cycle de réutilisation (…),
nous avons rompu le cycle’’.
Cette étude met le doigt sur une des causes de notre incapacité à traiter nos déchets.
Contrairement à l’exemple de la nature qui est toujours un cycle de réutilisation de ressources, nous avons rompu le cycle et notre consommation est linéaire. En bout de ligne : la pollution.
Il y a aujourd’hui environ 3,5 millions de tonnes de plastiques dans les océans.
Visite du site de tri de Recology.
Pour en revenir aux États-Unis, cette superpuissance de la consommation génère 400 millions de tonnes par an, soit un peu plus d’1 tonne par habitant (les chiffres, de 2012, datent un peu hélas).
‘‘5 % de la population consomment
25 % des ressources planétaires.’’
Les Américains jettent 20 000 voitures, 4 000 camions et bus, et 42 000 tonnes de déchets alimentaires PAR JOUR, ainsi que 2,5 millions de bouteilles en plastique PAR HEURE.
Ils ne représentent que 5 % de la population mondiale et utilisent plus de 25 % des ressources naturelles de la planète chaque année.
Pour s’intéresser à la grande ville la plus fameuse, les habitants de New York jettent 50 000 tonnes de déchets par jour. C’est assez pour remplir l’Empire State Building de poubelles chaque semaine.
Or aux États-Unis, 83 % de la population vit en ville.
Certaines personnes, cependant, ont pris conscience de ces excès.
Parfois, c’est anecdotique, comme ce groupe de citadins américains qui se nourrissaient très bien des déchets de leurs concitoyens, encore frais et tout à fait comestibles ; ils s’appellent eux-mêmes les Freegan. Cette source gratuite d’alimentation, saine selon eux, est aussi un moyen de protester contre la surconsommation.
Et parfois c’est à plus grande échelle : la ville de San Francisco, 850 000 habitants, a pris ses déchets à bras-le-corps, comme en réponse au rappel d’Abraham Lincoln qui déjà en 1862 déclarait :
“Laws change; people die; the land remains.”
(« Les lois changent, les gens meurent ; la terre subsiste. »)
Lien pour les curieux : les déchets dans le monde sur planetoscope.com
Recycler, c’est facile !
Pour que le tri des déchets fonctionne à une échelle aussi grande que celle de San Francisco, il fallait rendre les choses faciles.
« Dès qu’il faut réfléchir un tout petit peu, les gens abandonnent », me rappelle Lisa, une employée de Recology.
Les trois poubelles de San Francisco ; facile, non ?
La ville a donc placé dans les rues les mêmes poubelles que celles distribuées aux habitants :
une bleue pour tout ce qui se recycle, à savoir plastiques durs, bouteilles en verre, carton…,
une verte pour tout ce qui se composte, comme les épluchures et autres déchets alimentaires, les déchets végétaux, et même des faux sacs plastiques qui se décomposent, distribués par les grandes surfaces ;
il ne reste que pour la poubelle noire les plastiques mous, de plus en plus rares depuis l’interdiction des sacs plastiques par la ville mais que l’on trouve encore hélas sur certains marchés, le polystyrène dont on ne sait toujours guère quoi faire à part le redécouper en objets de la vie courante, et les paquets de chips et autres emballages de snacks.
Ce que Recology ne sait pas recycler est envoyé par porte-containers en Asie.
Mais le défi réside surtout dans les 1 400 tonnes de poubelles noires, où les Franciscanais jettent encore 30 % de déchets compostables et 15 % de recyclables !
Améliorer la sensibilisation et l’éducation du public, la visibilité et la simplicité du système ainsi que les infrastructures du côté des centres de tri.
En effet, avant d’envoyer tous ces déchets « noirs » vers la case « on ne sait pas quoi en faire », il faut s’assurer qu’il n’y en a pas près de la moitié que l’on pourrait soit composter soit recycler.
Des employés vigilants aidés par des machines à aimants ou des machines de tri gravitationnel toujours plus performantes, voilà la solution actuelle à ces défis mise en place par Recology, qui emploie d’ailleurs 10 fois plus de personnes qu’une usine d’incinération, que l’on trouve pour la plupart des autres villes des États-Unis et qui ne fait que transformer les déchets du sol en pollution atmosphérique.
Demain, c’est aujourd’hui !
Peu avant mon départ, Robert Reed m’emmène à l’université de Santa Clara à San José, une ville au sud de San Francisco, où le French Film Club organise la projection du film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, avec le pôle d’Agriculture Urbaine de l’université.
Les professeurs de français sont aussi intéressés car le film est en version originale sous-titré anglais.
En réalité, peu d’étudiants ont interrompu leurs révisions pour voir le film, « mais ceux qui sont là sont ceux qui comptent : il suffit d’un pour initier le changement », me rappelle Robert Reed avec pragmatisme.
En revoyant le documentaire à cet endroit, je suis frappé de voir tous les sujets qui touchent la Californie et tout particulièrement la Bay Area où je me trouve précisément.
Rempli d’optimisme à la fin de la projection, comme lors de la première visualisation, je suis curieux de voir comment les Américains présents ont reçu le message.
Si beaucoup sont partis avant la fin, les questions qui suivent, adressées à Robert Reed ainsi qu’à deux professeures intervenantes, sont pertinentes et s’orientent vers les solutions locales existantes pour adopter un mode de vie plus écologique.
Mr Reed réagit au film Demain avec d'autres intervenantes à l'université de Santa Clara, San José, Californie.
Leslie Gray, du pôle d’Agriculture Urbaine, mentionne le jardin partagé du campus, The Forge, ouvert à tous les étudiants et sujet d’expériences, de projets et de thèses du programme de licence.
Nick, étudiant en première année, ne sait pas quelle voie il suivra au cours de ses trois prochaines années d’études : celle de son père dans la construction sur la côte est ? Inspiré par les nombreuses initiatives qu’il vient de voir à l’écran, il interroge Robert Reed en privé.
« Tu pourrais reprendre l’entreprise de ton père, répond Mr Reed… pour construire des complexes de recyclage ! »
Combattre un système en place
Le plus dur dans l’affaire de l’écologie, c’est de mener un combat contre un système mis en place depuis plus d’un siècle, qui a l’air de fonctionner pour la plupart des gens et surtout, qui génère beaucoup de bénéfices aux gens qui le dirigent et qui en devienne d’autant plus puissants.
En tout cas, c’est la vision et le combat de Greg Karras, de l’ONG Communities for a Better Environment qui agit dans la Bay Area. Depuis 30 ans, Greg dénonce, combat et cherche des alternatives à « la mentalité du court-terme » qui régit l’industrie du pétrole.
« Les générations qui ont construit les raffineries de la Bay Area et qui bâtissaient pour la sécurité au long terme sont parties, maintenant des entreprises comme Chevron, Total ou BP mettent des banquiers et des managers à la tête de ces raffineries pour une période de 2 à 5 ans avec pour seul objectif de générer du profit. Donc il leur est impossible d’envisager un changement de modèle qui leur serait bénéfique au long terme, et ils se soucient encore moins des questions de sécurité », m’explique ce scientifique passionné, un béret de travers sur la tête tel un membre d’une guérilla souterraine.
‘‘En somme, on met des pansements
au lieu de guérir un cancer.’’
Greg développe le cas de Chevron, qu’il connait bien pour y avoir travaillé et dont il voit les énormes réservoirs blancs depuis sa fenêtre, de l’autre côté de la baie.
2ème raffinerie des États-Unis, « Chevron n’a toujours eu pour objectif que la baisse des dépenses et l’augmentation de profits, avec des managers qui changent de site de production tous les 2 ans », insiste le militant.
Greg et sa femme Sandra me reçoivent dans leur maison, accrochée à la colline (si San Francisco s'effondr-eu...)
Il se souvient du terrible accident qui l’a fait quitter son travail et se retourner contre ses employeurs. Il y a 10 ans, l’entreprise avait décidé de raffiner un produit dit sale car mélangé à du soufre, mais dont on pouvait tout de même tirer du pétrole. Les ingénieurs travaillant sur le projet, dont Greg, tentèrent en vain de dissuader leurs dirigeants en les avertissant des risques de corrosion sur les tuyaux inadaptés de l’usine et, il y a 5 ans, une explosion a envoyé 10 000 personnes, employés et habitants des quartiers pauvres alentour, à l’hôpital pour des problèmes respiratoires.
Greg dénonce encore : « le gouvernement local et la compagnie pétrolière ne voulurent pas alerter les populations et demandèrent à l’hôpital, moyennant finance et autres arrangements à l’amiable avec la direction, de ne pas ébruiter l’affaire ni les causes des maladies respiratoires de leurs patients. Mais un syndicat d’infirmières a décidé de publier un article révélant toute l’histoire. Devine quoi ? L’hôpital a fermé depuis. »
* * *
"Alors tu vois, fiston, ça c'est poubelle noire..."
La Californie, en tête parmi les États les plus polluants des États-Unis, est aussi l’endroit de nombreuses initiatives, à l’image de la ville de San Francisco qui m’a finalement surtout marqué par ses efforts vers le moindre impact environnemental à tous les niveaux. Mais le combat est loin d’être fini entre ce système profitable à peu, court-termiste et non renouvelable, et les activistes d’un système encore inexistant à grande échelle qui profiterait, au long terme, à tous.