L’Alaska.
Cet immense territoire au bout d’un continent, dans le coin de nos cartes ;
Cet ancien pont effondré entre les Amériques et l’Eurasie, terre du grand orignal, du sage castor, des indiens Esquimaux et Athabascans, des chercheurs d’or et de la liberté.
Vue de l'Alaska Range
depuis le petit bimoteur qui m’emmène à Ruby en descendant la Tanana river puis la Yukon river.
Rachetée au Tsar russe par le traité du 30 mars 1867 pour $7 200 000 par les États-Unis d’Amérique et passant d’un simple Territoire américain au statut du 49e État en 1959, l’Alaska n’a cessé d’attirer des hommes et des femmes du monde entier en quête de la Grande Aventure, pour reprendre les termes de Christopher McCandless dans le livre Into the Wild adapté en film en 2007.
Pour ma part, j’y cherchais un exemple de mode de vie : comment peut-on vivre dans un pays que l’hiver gèle à -40 ou -50°C avec quelques heures de lumière seulement par jour ? Comment peut-on vivre dans des villages d’à peine plus d’une centaine d’habitants non reliés par la route ? Comment se nourrit-on ? Doit-on chasser, pêcher et cueillir ou bien tout importer du reste des États-Unis par avion pour survivre, ou bien y a-t-il des solutions locales d’agriculture et d’élevage malgré des extrêmes climatiques parmi les plus rudes de la planète ?
Le climat
Je suis arrivé en Alaska dans ce que l’on appelle modestement la fin de l’hiver, car même si le printemps approche, voire est déjà arrivé, ce n’est pas encore tout à fait le printemps
selon les critères climatiques des lower forty-eights (c’est ainsi que les Alaskains appellent les 48 États continentaux des États-Unis).
Entre l’aéroport et mon premier logement, je crois que j’ai vu plus de neige que dans toute ma vie, tous hivers cumulés.
Un petit courant d’air à -38°C lors de l’ouverture des portes automatiques de l’aéroport de Fairbanks ne m’a pas fait regretter l’investissement des quelque $500 dans les habits et accessoires qui me permettront de survivre pendant le mois à venir.
Il faut savoir que tous les points du globe, au cours de l’année solaire, jouissent du même nombre d’heures de jour et de nuit.
La ville de Fairbanks, dans la vallée de Tanana, est située sur une latitude de 65° nord, et au 21 décembre le soleil bas à l’horizon, alors brillant au beau milieu de l’été chilien, ne frôle l’horizon alaskain que deux heures seulement avant de disparaître à nouveau à l’ouest.
Mais dès le 22 décembre, les jours rallongent et la course du soleil se fait de plus en plus haute dans le ciel de l’Alaska, jusqu’au 21 mars où le jour et la nuit sont alors de même longueur. Mais il doit alors compenser son absence hivernale et il continue son élévation dans les cieux jusqu’à ce qu’il culmine au 21 juin, le solstice d’été. Toute la vallée de Tanana s’épanouit sous les 22 heures quotidiennes de soleil et de chaleur. La nature compense alors les heures perdues en hiver en forçant sa vigueur dans la vie des plantes qui poussent ainsi bien plus vite : les plantes ont en effet le même nombre d’heures de soleil, au total, que dans les pays plus au sud – en moins de jours cependant : en 100 jours, entre le 20 mai et le 1er septembre, la saison des cultures dans la vallée de Tanana, le soleil brille 1 800 heures, alors que pendant la même période il ne brille que 1 500 heures sur la Californie, où j’étais juste avant ; soit 1/5e de moins que sur cette région d’Alaska.
Pendant ces longs jours d’été, la végétation fleurit et la vallée, les collines et les forêts du pays de Tanana répondent au toucher magique des longues heures de cette lumière du soleil si propice à la vie.
(Le paragraphe précédent est librement inspiré et traduit de Old Yukon, Trails, Tales and Trials, récit savoureux et plein d’anecdotes écrit par le juge James Wickersham et publié en 1938 par West Publishing Co., narrant les aventures des premiers Blancs à la recherche de l’or dans ce nouveau territoire des États-Unis.)
Même si la fonte des neiges, cause directe et visible du réchauffement climatique, se fait de plus en plus tôt chaque année et que, peu avant mon départ à la fin du mois de mars, les forêts quittaient leur long manteau blanc qui couvrait uniformément ces immensités vierges lors de mon arrivée le 3 du même mois, je ne verrai pas la grande rivière Yukon couler ni ses glaces dériver, ne verrai pas les saumons remonter son cours ni les fleurs pousser sur ses rives de 3 200 km.
Mais des climats chauds, des moustiques et des paysages en été, j’en ai déjà vu quelques-uns… (cf. articles précédents).
Ce qui m’intéresse ici, c’est le froid.
Le village de Ruby sur les rives du fleuve Yukon.
La vie au grand froid
Je ne reste pas longtemps à Fairbanks : mon séjour se passera dans un petit village, fondé sur les berges de la Yukon river au début du siècle précédent par des chercheurs d’or.
Ruby, 150 habitants environ, n’est relié au reste du monde par aucune route, mais le large fleuve fait office d’autoroute, en hiver pour les motoneiges et en été pour les bateaux, pour remonter ou redescendre son immense vallée, du sud-est au nord-ouest du vaste territoire alaskain en passant par le Canada.
Ceux qui vivent là ne sont pas des reclus de la société partis en exil, ni uniquement des descendants des tribus indigènes esquimaux ou athabascans ; ils sont venus du Texas, des plaines du Montana ou des mégalopoles de la côte atlantique… certains sont nés là et, c’est vrai, n’ont pas les moyens de quitter leur « prison blanche » pour rejoindre cet idéal de confort et de pouvoir d’achat que la télé leur vend ; d’autres sont venus pour vivre au grand air, au contact de la vie sauvage, peut-être pour prouver à eux-mêmes ou à l’humanité perplexe que l’homme peut vaincre les éléments ; tous, en tout cas, ont accepté la rudesse de l’hiver en attendant la douceur de l’été.
« On attend juste
des jours plus chauds... »
Isolement oblige, la nourriture fait beaucoup de chemin avant de finir dans les assiettes des habitants de Ruby, en passant par la superette du village : quand elles sont d’origines américaines, les commandes viennent généralement de l’État de Washington, juste à la frontière du Canada, au nord-ouest des États-Unis. Elle arrive à Juneau, capitale de l’Alaska, à Anchorage ou à Fairbanks par avion, puis elle est acheminée par de plus petits avions qui font le trajet Fairbanks-Ruby tous les matins.
1911 - Ruby n'est qu'un campement de tentes à sa création... et devient vite un vrai village, ci-dessus 1 an plus tard.
Mais Ed, qui me reçoit chez lui, n’a pas quitté son Nouveau-Mexique pour garder le même mode de vie de consommation. Marié depuis bientôt 40 ans à une indienne Tewa, originaire des régions frontalières avec le Mexique, il dit avoir pris conscience que la Terre et ses énergies sont menacées par les activités humaines.
« Je suis venu pour chercher de l’or, et je ne suis jamais parti parce que mon impact sur l’environnement est ridicule ici, au milieu de l’Alaska, m’explique Ed autour d’un thé maison dans sa cuisine. Bien sûr nous continuons de commander des produits de première nécessité sur internet qui sont importés du continent ou d’Asie, mais avec ma femme Evelyn, nous faisons pousser nos propres légumes dans des serres solaires ou à la cave. »
La grande serre d'Ed et Evelyn en hibernation.
Ed me fait donc visiter sa petite maison. Après avoir raconté les histoires propres à chaque fourrure accrochée au mur (« celui-là m’aurait avalé tout cru si je ne lui avais pas fait un trou de 8 mm dans le museau quelques secondes avant » en passant devant une grande peau tannées d’ours brun), il me montre avec fierté sa serre souterraine – où ne poussent pour l’instant que quelques plants de marijuana en toute légalité.
Vient l’heure du dîner, que je dois préparer.
« Nous avons récemment épuisé les stocks de choux et de carottes, il faudra que j’en plante plus cette année. Il ne nous reste plus qu’une demi-douzaine de kilos de pommes-de-terre qui commencent à germer. Nous allons les préparer pour accompagner le poisson. Où est le poisson ? Mais, au congélateur, bien sûr ! » plaisante Evelyn en me montrant la porte d’entrée.
Évidemment, par -30°C au soleil, pas besoin de congélateur à l’intérieur : il suffit de laisser un vieux frigo dehors – sans même avoir à le brancher.
La décharge, garde-manger des animaux sauvages
Débarquant tout droit de la capitale du tri (voir l’article précédent), je me demande ce que Ruby fait de ses poubelles : à part Ed, personne ne semble séparer les déchets alimentaires du reste.
Ed se sert en effet du compost pour nourrir ses 8 poules et Snowball, sa chèvre laineuse.
Mais rien ne se recycle ici : tout part à la décharge, à 1,5 km sur les hauteurs du village. Avant, on devait déposer ses sacs poubelle dans une cabane, à l’abri des corbeaux, des ours et des mouches, puis un agent s’occupait de tout incinérer une fois de temps en temps. Maintenant, les gens jettent leurs détritus en plein air sans se soucier de tout cela, attirant les carnassiers et les animaux de la forêt autour qui viennent mâcher leur plastique et leur ferraille rouillée – animaux qu’ils chassent et mangent eux-mêmes ensuite !
Pour les déchets encombrants comme les gros électroménagers, on entrepose tout sur la berge au bord du fleuve et, quand les neiges fondent au printemps, le premier bateau emporte cela à Fairbanks où c’est censé être trié et recyclé.
C’est encore une pratique que déplore Ed, qui tente d’améliorer les choses auprès des conseils municipal et tribal, mais les moyens manquent, les démarches administratives sont éternelles et quand j’évoque la solution d’une initiative citoyenne à laquelle les habitants participeraient eux-mêmes pour reprendre le système en main, Ed hausse les épaules :
« Les bonnes volontés ne sont guère nombreuses, par ici. Les gens veulent surtout avoir l’eau courante, une télé bien au chaud et un gros moteur dans leur motoneige. Et puis, les poubelles ne sont pas à l’ordre du jour : nous n’avons même plus de poste, l’agent a dû démissionner pour pouvoir aller aux funérailles de son cousin… »
Le vieil incinérateur est à l'abandon... et les déchets gisent à l'air libre, mêlant nourriture, plastiques, ferrailles etc. que viennent fouiller les animaux sauvages, ensuite chassés par les humains.
Quand la maire de Ruby s’absente, c’est Ed qui prend sa place. Mais cette position ne lui confère guère de pouvoir car toute initiative doit être validée par les deux conseils décisionnels locaux : le municipal et le tribal. Les indigènes ont en effet acquis des droits lors de l’arrivée des Américains ; mais au lieu d’équité il s’agit là d’égalité, et dans bien des cas le modèle américain a simplement été dupliqué pour la gestion des affaires indigènes (juridiques, politiques, etc.).
Une phrase me vient en tête face au constat d’un système peu efficace et conservateur : « diviser pour mieux régner » ; impossible de faire changer les choses.
Si, par exemple, une majorité non indigène veut préserver une région de l’Alaska des exploitations pétrolières, nombreuses dans cet État, le conseil indigène s’y opposera très probablement car beaucoup d’entre eux vivent des royalties des compagnies pétrolières qui ont acheté des terres indigènes il y a longtemps.
Je commence à entrevoir que les gens venus ici pour s’éloigner d’un système qu’ils rejetaient dépendent encore beaucoup de celui-ci, et doivent même faire face à ses aspects les plus décourageants du fait même de cet éloignement.
Sur un thermomètre extérieur, le premier que je vois pouvant mesurer jusqu’à -70°F, un message me fait froidement sourire : If you believe Hell is burning, think again: come to Alaska. (« Si vous croyez que l’Enfer brûle, détrompez-vous : venez en Alaska. »)
Coucher de soleil sur la Yukon river, Ruby
L’épopée alaskaine n’est pas finie ! Lisez les autres articles sur ce bout du monde dans la suite du blog.