Après un voyage de vingt heures et trois escales, je débarque de mon Grand Nord, frais comme un saumon d'Alaska, au petit aéroport d'Oulan-Bator, le seul international de l’immense pays de Mongolie.
La chaîne des contacts
Je suis accueilli dans une famille d'accueil avec les honneurs (c'est à dire avec de la vodka et des biscuits au lait durs comme une dent), et dès le lendemain matin, la grande quête commence : je dois retrouver Altaï, mon contact.
Seulement voilà : je ne parle pas la langue, je ne sais plus ni lire ni écrire, et il y a autant de Mongols anglophones que de cocotiers sur les rives du fleuve Yukon (si vous n'avez pas la référence, relisez les épisodes précédents...).
La Mongolie a adopté l’écriture cyrillique de son grand voisin la Russie, bien qu’ils ne parlent pas du tout la même langue (« Mongolie » ressemble à ça en mongol : Монгол улс).
Alors, mes notions de russe ? Pas besoin ; hop, à la poubelle.
« Je ne sais plus parler,
ni lire, ni écrire ! »
Après quelques rebondissements, donc, je fais la rencontre d'Altaï, la petite trentaine, revenue du Japon où elle fait ses études, qui aide des familles d'éleveurs, dont la sienne, à dégoter des volontaires assez scouts* pour aller leur donner un coup de main.
*Choisissez les synonymes dans la liste suivante : aventuriers, ouverts, braves, aimables, fous…
Le point de rendez-vous avec mon contact : le fameux State Department Store dans le centre d'Oulan-Bator.
Altaï me met alors en contact avec Suma, un oncle à elle, je crois. Il faut savoir que la notion de famille est très large en Mongolie, et on peut appeler son oncle celui d'un cousin éloigné.
Suma ne parle pas anglais ; il me présente toutefois à son fils Ochiro et sa belle-fille Altaa, et je suis soulagé en constatant que cette dernière parle un anglais satisfaisant, et surtout qu'elle m'accompagnera à la campagne pour la première semaine de mon séjour afin de jouer le rôle d'interprète.
C’est encore quelqu’un de la famille, je me suis perdu à un embranchement de l’arbre généalogique, qui m’accueillera donc dans la province d’Arkhangaï. Le campement de ces nomades est à une journée de bus et de musique traditionnelle mongole à plein volume d’Oulan-Bator.
Les paysages de Mongolie
Depuis la fenêtre du bus, mes bouchons bien enfoncés dans les oreilles, je regarde avec attention les immensités vides et monotones qui défilent d’une vallée à une autre. Ici ou là, un troupeau de moutons, de yaks ou de chèvres, ou une majestueuse horde de chevaux, quand ils ne sont pas sur la route même, paraissent profiter d’une totale liberté ; mais un œil plus habitué décèlera un berger, assis sur une hauteur ou au dos d’un cheval, à qui j’attribuerais alors immédiatement le plus haut degré de liberté de la vallée.
Outre le fait qu’elles m’inspirent de nobles sentiments, ces grandeurs infinies ont quelque chose de grandiose et d’effrayant à la fois. Il n’y a guère de forêts, pas de champs, peu d’habitations et seulement de rares habitations. J’ai l’impression de traverser un désert insipide et inhospitalier.
En fait, ces paysages désolés sont la marque d’un pays en pleine transition.
La culture traditionnelle des éleveurs nomades laisse place de manière flagrante et rapide à un secteur tertiaire en plein boom. L'exode rural se caractérise par une forte réduction du nombre de têtes de bétail par éleveur, contrebalancée par une minorité qui peut racheter des animaux et augmente donc considérablement ses troupeaux, et par une expansion exponentielle de la capitale et un accroissement général des villes.
Oulan-Bator la ravageuse
Cette seconde conséquence est peut-être la plus désastreuse, quand on voit que les infrastructures ne parviennent pas à suivre les nouvelles arrivées en ville et que les populations néo-urbaines doivent vivre dans des conditions difficiles et parfois insalubres, sans eau ni électricité, se chauffant au charbon dans leur yourte ou, quand ils peuvent en construire une, dans leur maison de fortune où l'isolation ne figure en aucun cas sur le cahier des charges.
Des quartiers qui se développent en périphérie bien plus vite que ce que la ville,
dont le centre est cette masse noire au fond à droite, peut digérer.
Ces quartiers défavorisés de fait, sont responsables de la première cause de pollution de l'air d'Oulan-Bator qui devient la capitale la plus polluée du monde en hiver, du grand froid de décembre aux tempêtes de sable d'avril, quand l'on doit continuellement faire brûler du charbon pour survivre ou quand les chauffages électriques du centre-ville font tourner à plein régime la centrale d'énergie, je vous le donne en mille, à charbon, qui se trouve (je vous le donne en million...) en plein centre-ville.
La première cause de décès des habitants d'Oulan-Bator, qui peuvent espérer vivre jusqu'à 75,3 ans pour les femmes et 66,5 ans pour les hommes, est l'aggravation de problèmes respiratoires.
Quand le sable s'ajoute à la pollution, l'air devient irrespirable, ici au-dessus du Parlement.
Pour finir ce triste bilan de santé et environnemental, les autorités et les ONG savent que la capitale mongole tire son eau d'un aquifère à un rythme trop élevé pour qu'il soit durable, et si l'accroissement de la population reste constant jusqu'en 2021, alors qu'il ne cesse d'augmenter en réalité, la demande en eau sera telle que la nappe phréatique ne pourra plus se remplir.
On estime qu'en une trentaine d'années supplémentaires, elle sera asséchée.
Tour d’horizon en quelques chiffres et périodes historiques
Imaginez la population de Madrid répartie sur un territoire grand comme la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne réunies et vous aurez une idée de la densité de population de la Mongolie. Avec 3 millions d’habitants sur 1,56 millions de km², c’est en effet le pays le moins densément peuplé au monde : il y a en moyenne 2 habitants au km² !
Plus d’un tiers de la population est urbaine cependant, avec la capitale Oulan-Bator qui est passée de moins de 100 000 habitants en 1950 à 1,4 millions en 2014.
Il reste un autre tiers de la population qui vit selon les traditions nomades, et il est encore intéressant de mentionner que 55% des Mongols sont bouddhistes, ce qui a une certaine influence sur leur mode de vie et de relations à l’autre.
Pour comprendre les influences de l’actuelle société mongole, il faut garder à l’esprit trois grandes périodes de son histoire :
1. L’élément fondateur de la nation mongole remonte à 1206, lorsque Chinggis Khan unifie les tribus nomades et crée un empire qui, à sa mort en 1227, s’étend de l’actuelle Corée du Nord à la mer Caspienne.
Ses héritiers pousseront ses frontières jusqu’à l’Europe orientale et la méditerranée, et l’Empire connaîtra son apogée en 1280 avec ce qui reste aujourd’hui le plus grand empire de l’histoire de l’humanité.
Chenggis Khan est encore vénéré comme le héros national et sa frimousse moustachue est sur tous les billets de tugrik, la monnaie locale. On entend encore des parents dire à leurs enfants : "Finis ton assiette mon fils, pour être fort comme Chinggis !"
2. La deuxième grande influence culturelle date de la domination chinoise, sous la dynastie des Qin, vers 1820. De là vient la séparation administrative entre la Mongolie extérieure (un peu plus grande que le territoire actuel) et intérieure (aujourd’hui province chinoise).
3. Enfin, une période communiste a marqué la société pendant soixante-dix ans. La Mongolie devient une République populaire en 1924, soit deux ans après la naissance de l’Union soviétique. Elle reste un État satellite de l’URSS jusqu’en 1990, quand des révoltes mènent à l’organisation des premières élections libres et à l’adoption d’une nouvelle constitution pour une démocratie parlementaire en 1992.
Pour finir ce tour d’horizon par un petit aperçu de la situation économique, sachons qu’aujourd’hui la Chine est le premier importateur devant la Russie, et aussi le premier client, avec 87% des exportations qui traversent la frontière sino-mongole ; celles-ci sont surtout minières, à près de 90%.
Mais la crainte de voir la Chine devenir acheteur et producteur des ressources clés de la Mongolie a amené le Parlement à légiférer pour une limitation des investissements étrangers. Cela a généré la crainte des marchés occidentaux, et la Mongolie a alors perdu 3,5 milliards de dollars d’investissements étrangers en 2 ans.
Pour plus d’informations, voir la source très didactique Le Dessous des Cartes du 6 février 2016.
Des ONG qui osent bouger
AVSF – Face à un constat somme toute assez inquiétant de la situation environnementale de la Mongolie, qui est celle qui nous intéresse ici, des organisations non gouvernementales (ONG) étrangères sont présentes sur le terrain et tentent de faire bouger les choses.
À Oulan-Bator, je rencontre Romain qui dirige la branche mongole d’Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF).
L’organisation a beaucoup de travail auprès des éleveurs suite aux dzud consécutifs qu’ils ont subi : un dzud est le nom donné à un phénomène météo générant un hiver très rude suivi d’un été très sec. 2009 et 2010 ont été deux années de dzud, où 8 millions de têtes de bétail sont mortes, soit une réduction d’environ 20% du cheptel mongol. Et cela recommence depuis 2016.
L’une des causes de ce phénomène, outre les fluctuations naturelles du climat mongol extrêmement continental, est la désertification des prairies trouvant son origine dans les mesures gouvernementales de la période communiste, lorsque la quantité de bétail était régulée au niveau de l’État et que la demande mondiale de cachemire augmentait. L’accent a donc été mis sur les troupeaux de chèvres cachemire qui, au-delà d’être adorables et très douces, broutent l’herbe avec ses racines, en empêchant la repousse l’année suivante.
La chèvre cachemire, serial killer des prairies, première responsable et victime du surpâturage en Mongolie.
Romain me précise qu’aujourd’hui, environ 65% des pâturages sont dégradés.
Je le constate avec stupéfaction depuis la vitre du bus. Afin que les prairies se renouvellent et soient durablement en bon état, il faudrait une vingtaine de millions d’animaux en élevage. Il y en a actuellement… 70 millions.
AVSF développe donc l’aspect qualitatif de l’élevage, plutôt que le quantitatif privilégié par les éleveurs afin de se prémunir des dzud. Pour cela, ils s’appuient sur des niches économiques comme le cachemire bio en commerce équitable qui se revend assez cher aux chinois, qui eux le revendent très cher sur les marchés occidentaux.
En savoir plus sur AVSF : www.avsf.org
GERES – Il y a aussi ceux qui croient en l’agriculture en Mongolie malgré le climat rude (allant parfois jusqu’à une amplitude de 100°C entre l’été et l’hiver, quand même) et des terres pauvres.
C’est l’organisation internationale Groupe Énergies Renouvelables, Environnement et Solidarité (GERES) qui aide les acteurs locaux à faire pousser leurs légumes sous des « serres solaires faciles ». Travaillant avec des autochtones, des hôpitaux et des écoles cherchant à se nourrir local et bio, les serres financées en partie par un programme de développement de l’Union européenne permettent à ces cultivateurs amateurs, dans les meilleurs des cas, d’être autosuffisants en légumes pendant les mois d’été.
À terme, le but est de pouvoir développer un marché local, voire régional, et concurrencer tant les produits industriels et super chimiques chinois que les fruits et légumes « miraculeux » de Sibérie, où le climat est encore moins propice à l’agriculture et, par conséquent, l’est un peu plus au soutien chimique de celle-ci…
Tsedey, qui travaille comme agronome et interprète anglo-mongole pour l’organisation, se rend dans la région d’Arkhangaï pour donner des cours sur les mélanges de terres et voir comment les adhérents s’organisent pour les premières plantations de l’année.
L’occasion idéale pour moi de voir les choses concrètement.
Avec son équipe de deux biologistes, elle se rend de village en village et de serre en serre pour donner des conseils avant une grand cours magistral sur l’agriculture biologique à Khorgo, un village de taille moyenne près du Lac Blanc.
Photo : Un drapeau que je ne m'attendais pas à voir au fin fond de la campagne mongole.
Les serres sont standardisées sur un plan de 60m², m’explique Tsedey. Un mur en parpaings noirs faisant face à une grande bâche transparente tombant jusqu’au sol sur la face ensoleillée permet d’atteindre 35°C dans la serre, et même jusqu’à 40°C dans le « lit chaud », une zone encore plus couverte par des bâches spéciales à même le sol pour la germe des graines, alors qu’il ne fait que 10 ou 12°C à l’extérieur, même au soleil.
À Unduur Otlan, un village au milieu des montagnes relié seulement par des pistes en terre, nous rencontrons цэбэл (pour le confort des lecteurs, nous l’appellerons par sa traduction phonétique : Tsebitl). Cette dame d'une cinquantaine d'années a accepté de construire une de ces fameuses serres solaires dans son jardin et elle a rassemblé une équipe de six villageois pour y travailler. Ce jour-là, c’est la seule membre disponible : les autres sont dans les montagnes et travaillent aux naissances des agneaux. Ça demande beaucoup de travail, j’en sais quelque chose – nous y reviendrons.
Photos : Les membres du GERES informent les agriculteurs amateurs, en théorie (droite) comme en pratique (gauche), pour que poussent des légumes bien avant la saison, notamment grâce à la technique du "lit chaud" (centre).
Tsebitl a déjà planté des carottes, des choux, des poivrons et des fleurs pour le jardin. En effet, les pousses, prometteuses, sont bien là, alors que l’hiver touche à peine à sa fin et qu’il neigera encore plusieurs fois avant mon départ deux semaines plus tard.
En savoir plus sur le GERES en Mongolie : www.geres.eu
Dans la même veine, je tiens encore à mentionner le travail de l’association Whisper of Mongolia qui travaille aussi au développement de l’agriculture biologique locale dans une région encore plus inhospitalière, aux portes du désert de Gobi dans le sud de la Mongolie. En savoir plus sur leur site ici.
Lien externe : allez voir ce superbe reportage photo d’Olivier Laban-Mattei publié par le site du journal Le Monde : Mongolie, l’Eldorado n’existe pas. Le chapitre « Une nature en péril » résume bien la situation.
Extrait :
Les animaux se cachent dans des espaces confinés,
les hommes s’entassent dans des villes surpeuplées.
Connue pour ses nomades libres galopant au milieu des steppes sauvages,
la Mongolie court aujourd’hui le risque de n’être plus qu’un immense no man’s land.
À suivre : une vie de nomade
Ainsi donc, après un long voyage de bus et de 110 décibels de musiques traditionnelles non-stop, j’arrive à destination : une petite maison et une yourte au bord de la route, au milieu d’une grande vallée vide et ocre où le vent froid balaye des tourbillons de poussière.
C’est la maison de Balbar, le frère de celui qui va m’accueillir pendant trois semaines. Il me sert le thé et les bortsaks, ces gâteaux traditionnels de lait durci et parfois fermenté, et avant que j’aie le temps de me casser une dent dessus arrive Bolt dans un pick-up bringuebalant et pétaradant.
Les deux frères se collent le front l’un contre l’autre pour se saluer, échangent quelques mots et une tasse de thé de lait, et j’embarque bientôt à bord du bolide sur une petite piste de sable et de poussière qui disparait au tournant de la vallée.
Derrière, c’est l’inconnu. Le grand air libre… La vie de nomade.
À suivre…