Pour la troisième fois de ce voyage, je traverse l’équateur à 0,84 fois la vitesse du son, 11 000 mètres au-dessus du monde.
Le continent asiatique est loin derrière quand, à travers les nuages, j’aperçois les îles du Pacifique dont les lagons arrêtent les vagues, comme des émeraudes et leurs auréoles turquoises froissant un vaste écrin de soie bleue.
Comme un fort vent de changement…
J’atterris aux îles Fidji au début du mois de mai, sous le soleil des tropiques quand la période des ouragans est censée être passée. Pourtant, au lendemain de mon arrivée, c’est l’alerte générale : le cyclone Donna est en chemin vers les côtes de l’archipel.
Tout le monde craint les effets d’une nouvelle tempête si peu de temps après le meurtrier Winston qui a frappé les îles deux mois plus tôt. En février, au moins 20 personnes avaient trouvé la mort dans des vents de plus de 300 km/h ; « des centaines de maisons sont soufflées, les routes sont noyées sous les eaux et dans les villages isolés, les dégâts sont énormes » publiait France info.
L'Australie et la Nouvelle-Zélande, les grands-frères bienveillants du Pacifique Sud, ont débloqué sept milliards de dollars pour aider cet archipel de 900 000 habitants.
Je dois tout de même rencontrer mes contacts, quelles que soient les conditions : je ne passerai en effet qu’un temps restreint sur Viti Levu, l’île principale de l’archipel. Déjà que je dois renoncer à la visite des îles Tuvalu, prévue à l’origine, à cause de la météo et du petit nombre de vols disponibles, j’espère ne pas être assigné à résidence pendant mon séjour ici !
Heureusement, les météorologues se veulent vite rassurants, et Donna déviera sa course au nord des îles majeures en épargnant la région où je me trouve.
Mais quelle entrée en matière !
Venu pour étudier les effets du changement dans le climat sur les populations locales, notamment les extrêmes climatiques et la hausse du niveau de la mer, j’arrive au moment où les scientifiques et analystes locaux, repris en chœur par les dirigeants politiques, haussent le ton pour parler de ces anomalies climatiques observées chaque année de manière plus frappante. Les petites îles du nord de l’archipel, de même que les îles de la collectivité d’outre-mer française Wallis et Futuna, qui avaient à peine eu le temps de se remettre de Winston, n’ont en effet pas été épargnées par ces intempéries.
Dans les débats que j’entends tous les jours dans les actualités, beaucoup se penchent sur les causes de ces catastrophes, que l’on ose encore qualifier naturelles. Pour ma part, je suis surtout venu pour parler des solutions.
Palme d’or pour la canne
Vineet Chandra est un étudiant doctorant à l’Université du Pacifique Sud (USP). Il travaille sur un système de production d’énergie basé sur la consommation de canne à sucre. Cette plante, qui pousse très bien sous les tropiques, est cultivée sur les îles Fidji pour le marché sud-pacifique du sucre.
Vineet veut montrer qu’au lieu de jeter les cannes une fois le jus sucré extrait, on peut récupérer ces fibres sèches appelées bagasse, les brûler pour faire chauffer de l’eau dont la vapeur fait tourner une turbine, générant ainsi de l’électricité.
Pour ne rien gâcher, la vapeur d’eau serait même récupérée, refroidie et redirigée vers le bain de vapeur dans un circuit fermé.
Quand le contexte s’y prête
Vineet et sa tutrice de thèse Sarah ont passé un accord avec la Sugar Cane Company, premier producteur national de sucre, pour mettre en place ce système et prouver son utilité pratique. Et ça marche !
L’étape suivante est, outre la soutenance d’une thèse déjà quasi acquise, de convaincre les parties prenantes du secteur de l’énergie de substituer ce système écologique à celui en place, qui marche pour l’instant soit au charbon soit au gaz naturel.
L’utilisation de la bagasse pour créer de l’énergie permettrait de réduire la consommation des énergies fossiles, épuisables par définition, et des émissions de gaz à effet de serre.
Vineet m’explique en effet ce que le film documentaire Demain m’avait déjà appris : brûler des plantes libère la quantité de dioxyde de carbone qu’elles contiennent, et ce gaz ira se fixer dans celles que l’on aura replantées, car elles en ont besoin pour la photosynthèse. Ainsi, tant qu’on replante, on ne pollue pas ! Et comme on consommera toujours du sucre, on n’a pas fini de planter des cannes à sucre.
La population ici est assez sensible à l’émission des gaz à effet de serre. Tous les Fidjiens savent que plus on en relâche dans l’atmosphère, plus l’eau qui les entoure se réchauffe et plus son niveau monte. Et quand on vit de la pêche et que l’on observe une diminution croissante de la faune marine et des coraux due à l’acidité et au réchauffement de l’océan, on se soucie de la température de l’eau ; et quand on habite sur les plages d’une île parce que l’intérieur des terres est très montagneux, on se soucie aussi du niveau de l’eau.
Le contexte se prête donc à l’exploitation de cette source d’énergie, et Vineet est optimiste pour l’avenir.
"L’atmosphère était mondialisé
bien avant le commerce"
Toutefois, avant de me quitter, il rappelle que malgré toutes les bonnes idées et la bonne volonté dans cette partie du monde, ce n’est pas ici qu’il faut changer le plus radicalement de mode de vie. Si l’air ne se dégradait que juste au-dessus de chaque pays, alors ce serait à chaque population de régler son propre problème ; mais l’atmosphère était mondialisé bien avant le commerce international !
Les îles du Pacifique écopent en effet des activités industrielles à très grande échelle des pays développés, de part et d’autre de leur océan avec l’Asie et l’Amérique du Nord, et même de l’Europe.
Dieu nous vienne en aide !
Cela fait trois ans que Peni travaille sur son projet. Celui que je rencontre ensuite est également en phase de terminer son doctorat ; l’histoire de ce Tongien mérite que l’on s’y attarde.
Peni Hausia est arrivé des îles Tonga. Cet archipel voisin des Fidji est assez particulier car il n’a jamais été colonisé par les Européens. Il a donc conservé son système monarchique féodal avec un roi, actuellement sa majesté Tupou VI, une noblesse composée des chefs de tribus et un tiers état. Venu étudier à Suva, capitale des Fidji, il s’intéresse de près aux effets du changement climatique sur trois aspects des habitants de son pays d’origine : le mode de vie, la santé et le bien-être. Mais un facteur clé est venu s’immiscer…
Sur un panel de 460 personnes de différentes îles tongiennes interrogées pour sa thèse, Péni a relevé que 100 % étaient chrétiennes. Toutes, sans exception, observaient des effets du changement climatique, et toutes, sans exception, trouvaient l’origine de ce changement partiellement ou complètement dans la volonté divine.
Dieu étant le Créateur de notre monde et de la nature, si cette dernière change c’est parce que Dieu le veut ainsi. Certaines des personnes interrogées affirmaient que c’était un châtiment divin si l’océan vient à ensevelir des îles et inonder des habitations ; autrement dit, l’Homme doit avoir péché quelque part pour mériter cela.
Je connaissais les climatosceptiques, qui refusent de considérer les activités humaines comme cause du réchauffement planétaire – pour des motivations économiques plus que par conviction scientifique d’ailleurs – mais je ne savais que penser des croyants qui l’attribuaient à une volonté transcendante et indépendante.
Perplexe je demande à mon interlocuteur chercheur :
- Ces personnes connaissent-elles l’explication scientifique du réchauffement ?
- Oui, la plupart, répond Péni. La majorité de mes compatriotes tongiens accèdent à des études supérieures. Ils connaissent les deux versions, et ils choisissent de croire en l’explication religieuse. C’est culturel : toi qui connais les deux versions aussi, maintenant, tu choisis de croire en la scientifique, parce que ta culture, ton éducation, ton entourage fait que c’est la plus plausible. Ce sont les mêmes facteurs sociaux qui poussent les Tongiens à choisir l’autre version.
- Et quelle est la solution à ce problème s’il vient de… là-haut ?
- C’est facile : prier ! Se faire pardonner au nom de l’humanité.
- Et toi qui étudies les effets de ce changement, qu’en penses-tu ?
Péni réfléchit un moment ; la question n’est pas délicate, il a simplement besoin de trouver les bons mots pour me faire comprendre.
- Je me situe entre les deux, pour ainsi dire. C’est certes l’effet du facteur humain, mais si l’on creuse assez dans nos consciences, on trouve que nous agissons sur Terre selon la volonté de Dieu de toute façon. Je travaille à ce que l’Église tongienne, qui est très riche et très puissante (les citoyens lui versent un pourcentage obligatoire de leurs revenus, en argent ou en nature), doit travailler avec l’État pour mettre en place des solutions tant religieuses que pratiques.
"Relocalisées vers l’intérieur des terres
à cause de la montée des eaux"
Nous passons donc des causes aux effets :
Sur les 23 personnes interrogées dans le cadre d’une étude qualitative cette fois, Péni a relevé trois d’entre elles qui ont dû être relocalisées vers l’intérieur des terres à cause de la montée des eaux. Toutes avaient noté un changement du paysage entre leur enfance et aujourd’hui, même les plus jeunes : des champs sont devenus inexploitables, des arbres autrefois au sec se retrouvent les pieds dans l’eau, etc.
Et puis des vagues de chaleur affectent terriblement les récoltes. Les hôpitaux ont enregistré une augmentation des cas de cancer du poumon à cause de la dégradation de la qualité de l’air, et d’autres maladies sont apparues à cause du taux de toxicité dans la nourriture marine.
Sauver le monde, le job de tout le monde
Péni réassène la même conclusion que Vineet avant lui : les îles Tonga ont été identifiées comme l’un des dix États participant le moins au réchauffement climatique, mais le Pacifique sud est en haut de la liste des régions à risque climatique.
Cela génère de la frustration chez les habitants de cette région, notamment les Fidjiens, qui ont le sentiment de souffrir des conséquences des excès du reste du monde. Mais ils ont bien conscience que c’est aussi à eux de travailler sur les solutions – spirituelles ou technologiques !
Les regards du monde se tournent vers ces îles qui seront parmi les premières à disparaître complètement, d’ici 2050 pour les îles Tuvalu si l’océan continue de s’élever au rythme actuel. C’est donc aussi ici que les solutions peuvent être mises en place et servir d’exemple.
C’est pourquoi, à l’image du président de la République de Nauru venu à Paris en décembre 2015 pour alerter les États participant à la 21e Conférence des Parties (COP21), ou à celle de ce chef tuvaluan qui y avait aussi déclaré « Si nous sauvons Tuvalu, alors nous pourrons sauver le monde », les îles Fidji présideront la COP 23 à Bonn, en Allemagne, cette année (voir le site officiel ici).
Voici, pour conclure cet article, une vidéo publiée à cette occasion qui résume assez bien la situation.