Martin
Culture des chants des villes
Écrit en octobre 2018.
L’automne hésite encore à s’emparer des jours.
Il gagne le matin quand le soleil est froid,
Quand de l’unique œil jaune et du ciel tout autour
Ne tombe pour beaucoup que l’appel du chez-soi.
Venu midi, l’été qui s’attarde, combat
L’inexorable temps qui pourtant veut geler.
Il attend la soirée pour saluer bien bas,
Il reviendra demain, un peu plus acculé.
Dans les cieux sur nos toits les saisons se côtoient.
La nature sait encor transformer son décor.
Chaud et froid se tutoient, les lumières chatoient,
On croit les arbres forts mais ils prévoient leur mort.
Je traverse la place et je marche en poète.
La ville face aux mutation du temps change aussi son visage.
Je m’arrête.
Est-ce savoir se soustraire au paysage alentour que d’être sage ?
Ou bien est-ce pouvoir prédire demain à l’aune des hiers ?
Aujourd’hui je ne vois que les erreurs humaines
Vis-à-vis de la Terre, de nous-mêmes. Cette haine
Que chaque jour j’essaie en vain de faire taire !
J’ai pourtant tant d’amour, tant de foi et d’espoir
Pour l’avenir du monde ! Et contre l’immonde à venir,
Inévitable effondrement, fatal dernier soupir
De nos tribus sauvages, destructrices et dérisoires,
Je prépare les mots, j’invente les poèmes
Qui par-delà les morts diront encor « je t’aime ».
Sous les géants tilleuls qui bien plus haut frémissent
J’observe ces humains qui se rient des prémisses.
Un homme en costume me contourne à grands pas.
Une fille, sac au dos, me regarde et s’éloigne.
Est-ce si étonnant de s’arrêter juste ainsi
Sans fumer, sans portable, sans écouteur vers ailleurs ?
Mais qu’importe la projection de mes pensées sur eux, il faut que je m’oublie.
Un garçon en trottinette avance en trottinant – il y en a tellement
Qui avancent aujourd’hui sans cet effort épuisant !
Des étudiants mangent au pied de la République,
Qui les domine sur son roc, qu’ils ne voient pas ; ils ont des barquettes en plastique,
Des sachets en papier, des boites en carton.
L’une sans cesse se recoiffe, en parlant au jeune homme,
Une autre se maquille, téléphone en miroir, pendant qu’une troisième réajuste son jean.
S’est-on tant centré sur soi-même,
À regarder son corps quand un regard s’y pose,
À faire la mise au point sur le reflet des vitrines
Et non plus sur leurs mannequins, nos modèles pourtant,
S’est-on tant tourné vers soi, caméras au recto des écrans,
Photos retouchées vendant des corps impossibles,
Qu’on en a oublié de se tourner vers l’Autre ?
Qu’il en devient suspect de regarder les gens ?
De sourire à l’inconnu, d’écouter, de penser,
Sans qu’un appareil, un pavé de métaux,
Ne nous emmène ailleurs, effaçant le présent ?
Un camion freine, un vélo tinte,
Un tramway glisse au bas du pont,
Une mine sombre marmonne les déchets de ses pensées,
Un visage clair et souriant m’effleure et disparaît.
En trois cents pas j’ai traversé le fleuve.
Il y a des gens qu’on dirait toujours prêts au voyage.
On peut les croiser dans les rues de Lyon et les téléporter tout aussi bien dans celles de Belmopan
En train de chercher une auberge ou une ruine cachée à visiter.
Leur pantalon est solide, leur sac bien attaché, les pieds bien dans leur basket, des appuis sans peur du vide,
Les cheveux rapidement écartés d’un champ de vision bien exploré par des yeux vifs, curieux, lucides.
D’autres ne vont que dans les bureaux de mon imagination,
Devant un clavier, un écran bien épousseté, comme gardant un cerbère devant une porte fermée
Pour accueillir d’un sourire faux ceux qui viendraient l’affronter.
Ce type tout juste sorti de sa salle de bain,
Cheveux huilés, barbe taillée,
Téléphone greffé aux doigts,
Blue Jean,
Soigneusement déchiré en usine,
Chemisette entrouverte sur un T-shirt à marque
Et baskets en plastique, tout confort garanti dans les pubs,
Ne peut être ailleurs au monde que sur ce perron de kebab.
Et lui derrière ses lunettes de soleil aux montures dorées,
Qui arrose de son rap tout le quartier
En accélérant à fond pour les vingt mètres gagnés
Jusqu’au prochain feu rouge
Dans sa Fiat Punto :
À quelle aventure, ailleurs que derrière son volant ou la table en terrasse de son bar, survivrait-il ?
Nos mondes sont fragiles,
Nos privilèges futiles ;
On s’en accommode pourtant si vite et si bien.
J’évolue dans la ville,
Ma poésie fébrile
N’en reflète plus guère que les relents humains.
Heureusement,
Nous y trouvons parfois les espoirs de notre planète.
Heureusement,
Des enfants savent encore poser sur leurs prochains des regards bienveillants de poètes.
Heureusement,
Les érables frémissent encore au-dessus de nos têtes.