Comme un air dominical
Ce matin-là j’avais décidé de rentrer en vélo, pour rompre le train-train quotidien. Après tout, ce ne sont que 35 km, et je pensais que ce serait plié en une paire d’heures.
Et puis, une petite voix me disait que c’est toujours bien utile de savoir comment rentrer chez soi par ses propres moyens, « au cas où » …
Ce matin-là, les rues étaient incroyablement calmes. Seul un chien qui avait dormi dans la rue avec son humain aboyait au passage de mes roues et rompait la monotonie du centre-ville. Je croisai un tramway qui voyageait à vide. Les grilles des magasins étaient baissées, les pavés endormis et les fenêtres closes.
Ce matin-là, même le boulevard périphérique que je traversai depuis une passerelle ne résonnait que de quelques moteurs. Les grandes enseignes des banlieues consommatrices étaient fermées, les gens restés chez eux, les rideaux tirés.
Ce matin-là je profitai du grand axe à 6 voies qui quitte la ville et où une poignée de voitures seulement circulait en grappes, de feu rouge en feu rouge. Une vieille dame balayait devant sa porte et me regarda passer avec deux yeux tout ronds et un rictus suspicieux comme elle regarderait une perruche faire du kayak : « il y a quelque chose d’anormal là-dedans… ».
Je me sentais seul : c’était agréable.
Ce matin-là, tout était normal : c’était dimanche, et il était tôt.
Et soudain le temps surgit
Je savais que je passerais mon après-midi tranquillement chez moi, à cuisiner, nettoyer, dessiner ou recevoir des amis.
Je savais que le lendemain je devrais y rester encore pour télé-travailler, comme cela peut m’arriver régulièrement.
J’ignorais que ce serait pour au moins deux semaines, et plus probablement un ou deux mois.
Vingt-quatre heures plus tard en effet, il semblait irresponsable d’avoir reçu des amis chez moi ; insensé d’avoir pu aller au restaurant l’avant-veille ; impensable de ressortir en ville pour récupérer le grille-pain constituant pourtant une affaire immanquable sur Le Bon Coin.
Pour l’heure, et pour les deux qui suivraient, je pédalais, insouciant, quittant les rues et les immeubles pour l’horizon et les collines, laissant derrière les arbres ceints par des grilles dont les racines doivent repousser le goudron pour retrouver des arbres libres étirant leurs ramures comme nous autres humains faisons de nos bras au réveil, bâillant, respirant fort.
En effet, au détour du 7e rond-point en 3 km, soudain, un champ. Le chant d’un coq. Un bosquet. Un âne. De l’eau qui gargouille au milieu de l’herbe.
Un homme sortit la tête d’une petite cabane surélevée et cria à sa femme qui l’attendait, mains dans le dos, sur le pas de la porte : « les poules aussi sont en quarantaine ! »
C’est vrai qu’il y avait cette pandémie.
C’est vrai qu’il y avait comme une tension dans l’atmosphère depuis que j’étais parti.
C’est vrai, j’avais presque oublié, que le calme urbain de ce dimanche matin allait sans doute être la norme pour les jours à venir, même en heures de pointe un lundi matin, même à la pause déjeuner ou à l’heure des sorties d’école… Car même les écoles sont fermées jusqu’à nouvel ordre.
« Temps à revendre,
cause : virus. »
Je me redressai sur mon vélo et regardai l’horizon, ligne de démarcation du bleu et du vert. Cette drôle de sensation d’avoir soudain du temps…
Car après avoir réglé tout ce qui peut l’être à distance, après avoir fait le ménage et repassé la serpillère, après avoir fini ce bouquin ouvert depuis longtemps sans avoir vraiment le cœur à en ouvrir un autre, on se rendra bien compte que le temps est là, tout autour de nous !
Les vitrines afficheront « Plus rien à vendre, cause : virus » et on verra sur les portes d’immeubles et les grilles de jardin : « Temps à revendre, cause : virus ».
On devra aussi réapprendre, pour des millions d’entre nous, à passer du temps avec ses enfants et sa famille. Mais en l’absence d’éducation nationale, qui lira les manuels d’éducation familiale ?
Comment faisait-on avant… avant l’école ? Il y avait du travail aux champs pour occuper tout le monde, quand le monde en question n’était pas urbanisé à 55 %. On savait fabriquer des choses, on avait les outils : on cousait, on taillait des animaux dans le bois et on construisait des cabanes. Mais aujourd’hui, et pour deux mois sans écoles, on continue de se nourrir et d’être payés sans avoir rien besoin de faire tout cela.
Mais c’est quoi l’essentiel ?
On voit passer des messages. « Le coronavirus est le grain de sable dans les rouages si fragiles de la mondialisation », « C’est un entraînement pour les luttes contre les menaces climatiques que l’humanité ne pourra bientôt plus contourner », « C’est la Nature qui nous rappelle à l’essentiel » …
Oui mais voilà, comment définit-on ce qui est essentiel à notre société quand certaines personnes doivent réduire drastiquement leurs liens sociaux ? Comment retrouve-t-on le chemin des sens et des émotions quand nos seuls exutoires sont nos écrans 15 pouces ? Et où est l’essentiel quand on est confiné dans ses 50 m² en ville, sans le chant des oiseaux ou le bruissement des arbres, sans graine à semer ni salade à récolter ?
L’essentiel, c’est peut-être de reprendre contact avec des tas de gens qu’on n’avait pas le temps d’appeler, la grand-tante dont on n’avait des nouvelles que par sa mère, l’ami d’enfance que Facebook a retrouvé pour nous, la voisine de pallier, le cousin d’Ardèche ou la nièce en Sologne.
L’essentiel, c’est peut-être se retrouver soi-même, avant tout. Profiter du savoir de l’humanité qu’on a là chacun chez soi à portée de pouce ou d’index pour apprendre sur le corps humain, les théories alternatives sur l’esprit ou l’origine de l’humanité, découvrir des méthodes de méditation et de relaxation, reprendre le goût d’écrire, de peindre, de lire, d’écouter ou de jouer de la musique. De parler à son entourage ; d’agrandir la définition du mot « entourage ».
« L’essentiel est invisible à nos yeux », paraît-il. Si nous devons fermer nos portes, fermons aussi nos yeux un instant, pour les rouvrir sur une autre vision du monde.
Et respirons à fond : il paraît que l’air est plus pur depuis le début de la crise…