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  • Photo du rédacteurMartin

Un sourire, un matin

Son sourire a changé ma journée. Il m’illumine encore, plus de dix heures plus tard, à l’heure d’écrire ces lignes. C’est ce genre de voyages émotionnels qui égaient mon train-train quotidien.

Un voyage, c’est ce qui fait changer de regard sur soi et le monde. Quand je lis je voyage ; quand je rencontre quelqu’un je voyage ; quand je revois ma famille, attentif à ce qu’elle a de changé autant qu’à ce que je partage avec elle depuis mes premiers jours, je voyage. Mon objectif dans la vie, c’est de faire de chaque jour un voyage.

Ce matin, en allant au travail, j’observais avec une attention renouvelée le paysage, ses beautés et ses laideurs. Le Mont Blanc qui laissait deviner ses contours dans un horizon pâle et brumeux balayé par les chauds vents du sud, les arbres qui s’ébattaient, chacun à leur rythme, dans les violentes bourrasques… mais aussi ces innombrables déchets que je ne parviens plus à ne plus voir, ces mégots lancés sous mes yeux sur le quai, et les innombrables précédents, en toxique décomposition, qu’ils rejoignent nonchalamment. J’avais en tête le titre d’un ouvrage récemment découvert : « Humanité, une histoire optimiste » d’un certain Bregman dont je ne connais que le nom. Sautant dans un train aussi en retard que moi, je méditais sur ce que cela pouvait impliquer, d’imputer par défaut le bon à chaque personne. Je l’avais toujours fait je crois – parfois avec obstination malgré les preuves du contraire, et au grand désarroi de certains amis. Mais conscientiser l’idée que toute l’humanité était intrinsèquement bonne impliquait même que l’Histoire était mal racontée. On n’y parlait que de trahisons, d’héritages ratés, de schismes et de séparations ethniques, de génocides et de toutes formes de guerres et de conflits – parfois d’un peu de résistance pour faire plaisir aux survivants des derniers en date. Mais ce qui a fait vraiment l’histoire et la survie de l’humanité, ce sont les innombrables actes de solidarité, de coopération, de petits gestes de survie, d’entraide et de résilience... En somme ce qui lui a permis de survivre !


Bref, ce matin, ma première interaction sociale avec une autre personne humaine fut avec cette fille qui voulut passer par là où j’avais planté mon vélo en plein milieu. Sortant de mes pensées et sans même la regarder, je tournai le guidon pour laisser un interstice.

Son rayonnant « Merci » me fit lever la tête, et je pris un coup de soleil au milieu de cette matinée proprement grisâtre. Masquée, comme c'est la mode actuelle, d’un tissu aux couleurs neutres, ce sont ses yeux, le ton de sa voix, ses cheveux longs en liberté, et son allure dynamique, éveillée, entraînante qui ont sauté au cou de mon âme, dans une embrassade enivrante. L’événement ne dura qu’une fraction de seconde, mais la sensation resta longtemps, un peu comme une gifle, mais qui fait du bien.

La jeune femme repassa dans l’autre sens quelques pensées plus tard. Le vélo était déjà sur le côté, elle put donc passer sans m’adresser ni mot ni regard. Quand elle s’assit à sa place dans le wagon suivant, j’aperçus de nouveau ses yeux qui fixèrent la personne en face d’elle. Ils souriaient, entre de longues mèches dansantes qui leur faisaient comme des parenthèses. Comme un espace-temps entre parenthèses, en suspens.


J’ai une théorie sur les gens masqués. Je pense qu’on les trouve plus beaux, pour deux raisons : la première c’est qu’on fait certainement plus attention à leur regard, alors que sans masque on n’ose pas trop regarder dans les yeux longuement, et on (re)découvre du coup que les yeux sont des fenêtres sur les âmes et les émotions, et que c’est profondément humain – donc beau.

La seconde, c’est que notre cerveau est programmé pour compléter les manques d’informations de nos nerfs oculaires. S’il manque une partie de l’image, on l’invente. Habitués que nous sommes à voir des visages complets, nous remplissons mentalement le blanc des masques par des informations… qui nous plaisent. Une autre preuve que nous sommes faits pour voir le beau sur terre. Qui ne s’est pas trouvée étonnée, voire déçue de découvrir le visage complet d’une personne qu’on avait toujours vu jusque-là avec son masque antivirus ?


Mon trajet de la gare aux bureaux partagés de mon lieu de travail fut là encore une aventure. Le vent ébouriffait la ville, faisait trembler les panneaux de circulation et les cheveux des femmes semblaient léviter en permanence comme la robe de Marilyn Monroe sur la photo. Les feuilles mortes migraient en masse le long des trottoirs, comme des hardes d’esprits rampants mus par un dessein commun et inaccessible. Je souris aux cyclistes que je croisais, laissai passer tous les piétons… souris même à un automobiliste qui fit encore l’erreur de s’avancer sur une intersection sans pouvoir la traverser et qui se trouva à bloquer tout le monde dès que le feu changea – la pire et la plus récurrente cause de mes tracas de cycliste en ville. Je me disais, béat ambulant, que mon sourire pouvait avoir sur la journée des gens la même portée que le merci de cette inconnue du train. J’évitais les branches qui manquaient m’éborgner, ainsi qu’une bâche de chantier en ballade qui faillit m’ensevelir tout entier. Quant aux feux rouges, pour lesquels je cultive d’habitude une forme d’indifférence respectueuse, je les voyais soudain comme des opportunités de mieux observer le chaos alentour, son effet sur les gens, sur la ville.

Des petits présents, inopinés et aléatoires.


Arrivé sur les Berges, je m’arrêtai pour observer le spectacle surréaliste. C’est rare : quand je pédale, j’observe en me déplaçant ; mais aujourd’hui, je m’arrêtai. Des branches de platanes grandes comme des arbres jonchaient le large trottoir, le bruit du vent m’assourdissait, et le fleuve… le fleuve était soulevé par d’immenses houles, portant un troupeau de moutons roulants et changeants qui blanchoyaient le tableau. Je me perdis dans le bleu de ces eaux tourmentées, un bleu-gris qui avait dû capturer le pourpre ou le violet de l’aube pourtant évanouie derrière les lourdes volutes nuageuses du matin, en cherchant mentalement les godets de ma palette qu’il me faudrait mélanger pour obtenir pareille teinte.

Derrière, l’Hôtel Dieu, large et pesant, restait pétrifié, au-dessus, plus loin, la basilique élançait ses tours au puissant mistral comme en une ola immobile et vaillante. Partout, près, loin, au-dessus de moi dans les airs, sous mes yeux sur les berges, des déchets et des feuilles volaient en une chorégraphie désordonnée. Il me vint à l’esprit cette curieuse phrase, dont je compris la portée plus générale par la suite : « un monde s’effondre ; et alors ? Le tien naît ; comment veux-tu qu’il soit ? »

On s’est habitués à voir voler les déchets – tant que ce ne sont pas directement les nôtres –, mendier les étrangers, détruits les êtres terrestres autres qu’humains. Ces habitudes doivent changer, et si ce n’est de gré, c’est en train d’être de force.

La Nature se donne, se donne, chaque année elle renaît avec ce qu’elle a encore de plus fort et de plus adapté ; Mère Nature, pardonne, pardonne, ces coups bas, ces coups de gueules immatures, ces coûts impayés, impunis, arrogants.

J’arrivais au travail avec un nouvel air en tête, ma prochaine chanson peut-être. Bizarre après ces larges pensées et ces vastes paysages de m’enfermer dans une petite salle de 120x60 cm aux murs carrelés de gris et une vasque d’eau potable au milieu – les toilettes. Curieuse coutume.

Je me fis en tout cas à l’idée que ma rencontre ensoleillée du matin allait me faire porter un nouveau regard sur tous les éléments de ma journée, et il me poussa à transmettre cette énergie optimiste aux personnes que je croiserais. Puisse ce texte y participer ! Toi qui me lis, finis-le en te demandant : « de qui vais-je illuminer la journée par un sourire ou un merci aujourd’hui ? »



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