Il m’a fallu du temps pour finir de rédiger cet article.
Mon expérience en Afrique du Sud fut riche et complexe, remuant beaucoup de ces idéaux que j’avais pour le monde, même approchant de la fin de mon voyage. Partout, en effet, j’avais vu des défis de toutes tailles et de toutes natures, mais partout j’avais vu des femmes et des hommes à la hauteur et attentifs à leur nature d’Homme : ils combattaient ce que d’autres à leur place appelleraient bien vite des fatalités avec les armes humaines simples et puissantes que sont la solidarité, le bon sens, le respect de la Nature et des traditions.
Et là, à la pointe de cet immense continent que je foulais pour la seconde fois, je découvrais un défi bien différent : ce sont les Hommes eux-mêmes et entre eux qui créent, à mon sens, la plus grande difficulté du contexte.
Retour en noir et blanc
« Les Blancs sont cupides, ils ne laisseront jamais leurs places de dirigeants si on ne les y force pas » ;
« Les Noirs sont paresseux, alors quand le gouvernement leur donne tout gratuitement ils sont bien aises de ne pas travailler, simplement c’est tout une génération d’incapables qui va bientôt reprendre le pays » ;
« Après 23 ans de gouvernement noir, on commence enfin, à peine, à rééquilibrer les responsabilités au sein de la nation et de compenser la déshumanisation des Noirs par les Blancs pendant 42 ans d’Apartheid » ;
« Allons, cela fait 23 ans qu’on leur a laissé le pays au meilleur potentiel économique du continent clés en main, et vois ce qu’ils en ont fait ! Corruption à tous les niveaux politiques, taux d’éducation en chute libre, le meilleur réseau routier d’Afrique qui tombe à l’abandon…
Il est temps de rétablir un peu d’égalité et d’arrêter là cette ségrégation inversée ».
Des réflexions de ce genre, j’en ai entendu tout au long de mon séjour en Afrique du Sud. Moi qui avais idéalisé ce pays, où Noirs et Blancs vivaient en paix et en harmonie depuis Nelson Mandela, ce fut comme un choc. Comme un retour dans les livres d’histoire sur la ségrégation, le racisme, le fascisme.
La situation géographique de ce pays, assis à l’extrémité sud du continent africain, à la jonction de deux océans, en fait un théâtre riche et unique en matière de climats, d’espèces végétales et animales, de paysages et de ressources naturelles. Mais son histoire est autrement plus houleuse que les vagues du Cap de Bonne Espérance…
Descente sur Le Cap, avec la plate Montagne de la Table sous l'aile de l'avion
et un bout de l'unique centrale nucléaire du continent africain.
Passé le Cap…
Les premiers visiteurs européens en Afrique du Sud furent les Portugais qui passèrent le "Cap des Tempêtes" en 1488, rebaptisé Cap de Bonne Espérance avant passage de Vasco de Gama en 1497, lequel avait bon espoir d’atteindre enfin les Indes par la mer. Mais ce n’est qu’en 1652 que des colons de la bientôt toute-puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales construisent la première station de ravitaillement au Cap.
Commence alors une vaste campagne d’exploration à l’intérieur des terres par les fermiers libres néerlandais, ou Boers, lesquels créeront bientôt une nouvelle nation dite d’Afrikaners, avec ses propres lois, sa propre langue, l’afrikaans, et ses mêmes idées de suprématie vis-à-vis des sociétés indigènes que dans le reste de l’Afrique.
« Comment veux-tu que des Européens qui arrivent dans des navires grands comme des montagnes avec des pièces de Shakespeare à bord puissent cohabiter avec des gens qui n’ont qu’une peau de bête sur le dos et une lance pour chasser ? » entendais-je, non sans grincer des dents, de la bouche d’une Afrikaner à Nieu-Bethesda. Je crois que cela traduit assez bien le sentiment de supériorité des Européens à l’époque.
L'idée de la séparation, ou "apartheid", n'était
à l'origine pas si mauvaise... en théorie.
Après de longs et nombreux déboires concernant l’occupation des terres entre Boers, colons britanniques et peuples indigènes (Xhosa, Zoulou, Bantou…), le régime de séparation, ou apartheid en afrikaans, est mis en place en 1948 pour éviter justement les conflits liés à la volonté d’une nation unique. Séparer les ethnies devrait leur permettre de se développer indépendamment et de ne plus avoir à revendiquer la supériorité politique, territoriale ou culturelle sur les autres.
En théorie.
Des passeports furent créés et attribués en fonction des couleurs de peau et des appartenances ethniques, la circulation des personnes et des biens fut restreinte et les vies politiques dissociées par l’interdiction du vote des Noirs et des Coloureds (Métis).
La répartition des terres fut arbitraire et les indigènes dépendaient déjà beaucoup de l’économie blanche, si bien que les zones des Noirs ou des Métis ressemblèrent bientôt à des camps de concentration.
Extrait de la loi de Classification de la Population, fondement du régime de l'apartheid,
définissant les catégories de personnes selon leur appartenance ethnique et leur couleur de peau.
D’un extrême à l’autre
Depuis l’élection de Nelson Mandela à la présidence de la République d’Afrique du Sud en 1994, les choses ont bien changé : dans tous les secteurs publics les Noirs sont favorisés (un système de points régit la sélection lors des appels d’offre où une entreprise à dirigeants noirs est classée avant une autre à dirigeants blancs par exemple), l’accès à l’éducation supérieure est en faveur des Noirs (qui ont besoin de 60/100 pour être admis dans une université publique, contre 90/100 pour un Blanc), etc., à chaque fois dans l’optique de rééquilibrer la répartition ethnique aux postes clés de la société.
Pendant un mois passé à voyager à travers ce pays vaste et varié, parti à la rencontre des acteurs de l’environnement, j’ai eu l’opportunité de traiter avec des représentants de différents groupes ethniques.
À mon soulagement, certains sont ouverts, éduqués objectivement sur l’histoire de leur pays et cherchent des solutions, en travaillant au quotidien avec des collaborateurs noirs, blancs, indiens, métis…
Indiens, Métis, Noirs ou Blancs... la différence n'est plus faite depuis longtemps dans l'équipe de direction
de l'ONG Surplus People Project, que vous retrouverez dans le prochain article !
Siya, jeune chef de projet à l’ONG Environment Monitoring Group dont je parlerai aussi davantage dans le prochain article, est originaire du KwaZulu-Natal, pays des Zoulous. Il m’apporte un recul non négligeable sur la situation actuelle.
Il est vrai qu’une compensation est nécessaire envers les Noirs et les autres ethnies qui ont été opprimées durant l’Apartheid, pense-t-il, et il est vrai que le gouvernement actuel n’y travaille qu’à moitié – surtout en faveur des Zoulous, ethnie à laquelle le président Jacob Zuma appartient, et en perdant beaucoup de moyens à cause de la corruption qui gangrène tous les degrés du pouvoir.
Une lueur noire
Siya est lucide : « Je suis une exception ; je fais partie du 1 % de mon ethnie qui a eu accès à des études supérieures, et même après cela, bien peu ont voulu comme moi quitter le KwaZulu-Natal pour aller travailler avec des Blancs ou des Métis. La plupart de mes anciens camarades militent pour les droits des Noirs. »
Cela fut dur pour lui, mais il a voulu « quitter la propagande ethnique locale » et voir de lui-même de quoi les Blancs étaient capables.
"Je fais partie du 1 % de mon ethnie"
qui a eu cette chance.
« Au début, me raconte-t-il, les Blancs d’ici n’avaient jamais vu de Noir avec des responsabilités. Quand j’allais au bar où ils allaient tous après leur journée de travail, ils me traitaient de kaffir, la pire insulte qu’on puisse faire à un Noir en afrikaans. Et j’ai pleuré… oh combien j’ai pleuré. Mais j’y suis retourné, autant de fois qu’il a fallu. Et ils ont découvert petit à petit que j’étais comme eux. Que je venais là pour boire un coup après le boulot, que je travaillais pour la communauté locale… Aujourd’hui ce sont de bons amis. »
Le musée vivant de Joburg
Arrivé à Johannesburg (ou "Joburg" pour faire plus court) pour mes derniers jours en Afrique du Sud, je suis reçu chez Mboniseni Sikakana (ou Teddy pour faire plus simple).
Teddy a eu son premier contact avec la politique quand la police est venue arrêter son grand-père chez lui ; celui-ci était pasteur et ouvrait les manifestations de l’African National Congress (ANC), le parti des socialistes défendant les intérêts de la majorité noire face à la minorité blanche. Teddy n’a jamais revu son grand-père.
Et puis ce fut au tour de sa sœur, journaliste spécialisée dans les "injustices" perpétrées par les Blancs, d’être emprisonnée pendant deux ans.
Ces événements en aurait découragé plus d’un, et ce fut d’abord le sentiment de Teddy. Il étudie à l’Université au KwaZulu-Natal et malgré ses longues années d’études et ses excellents résultats, il est employé comme simple opérateur informatique. Il comprend qu’il n’évoluerait jamais dans sa carrière, parce qu’au-dessus de lui est un Indien, qui lui-même n’aurait jamais les responsabilités de son supérieur Métis, lui-même sous les ordres d’un Blanc.
Alors il se dit qu’il aurait mieux à faire avec les militants de l’ANC, les seuls capables de faire un peu bouger les choses à l’époque.
Embauché par l’ANC à Joburg, on l’envoie alors au Swaziland voisin où il suit un entraînement militaire : on lui fait comprendre que, en cette période de guerre froide, la pression de tout le bloc de l’Ouest est trop forte pour perdre son temps en palabres ; l’action armée est la seule qui saura se faire entendre.
Il est donc affecté dans le "South-West Township" de Johannesburg, abrégé par le fameux sigle SoWeTo. Un Township est un ghetto pour les Noirs. On en trouve encore aujourd’hui en banlieue de chaque commune d’Afrique du Sud, et ils sont encore habités uniquement par des Noirs, le centre-ville étant habité généralement par des Blancs.
Teddy habite à Soweto, à deux pâtés de maisons d’un certain Nelson Mandela, qui commence à se faire connaître en prônant un autre point de vue sur la marche à suivre contre le régime de l’apartheid.
La centrale d'énergie de Soweto, aujourd'hui désaffectée, en reste néanmoins le symbole,
et sert surtout aux touristes qui veulent se jeter en élastique de la passerelle rouge.
Inspiré par ce qu’a fait Gandhi contre les Britanniques en Inde après avoir d’ailleurs vécu pour un temps en Afrique du Sud, Mandela veut retourner les armes des oppresseurs contre eux-mêmes.
Après quelques missions de sabotage menées contre les Afrikaners, Teddy se rend à ce point de vue pacifique : il faut utiliser les médias, la pression internationale, les idées de démocratie et de droits universels de ces mêmes Blancs qui les en privent pour améliorer notre situation.
Il milite donc sans explosifs pendant les 27 ans d’emprisonnement de son leader, Nelson Mandela, qu’il appelle de son nom clanique Xhosa "Madiba". Il était entre autres chargé de surveiller la femme quand des Blancs venaient lui rendre visite, depuis sa chambrette aménagée dans le garage des Mandela.
Mboniseni reconnaît là celui qui lui donnait les ordres depuis l'étranger, ici un vieil ami,
ou rectifie une imprécision dans les légendes des expositions du musée de l'apartheid.
En visitant le musée de l’apartheid avec Mboniseni "Teddy", par une froide matinée de juin, nous nous arrêtions à chaque visage, chaque photo, et il me racontait, sans regarder les légendes écrites, les hauts faits de ces légendes vivantes qu’il avait côtoyées pendant ses jeunes années de révolutionnaire.
Jamais un musée ne m’avait paru si vivant.
Jamais un musée parlant d’une époque révolue n’avais été pour moi plus d’actualité.