C’est un trou de verdure où coule une rivière...
Sauf qu’une pisciculture a tout foutu en l’air.
Je suis arrivé chez Juan P. à un moment crucial pour lui et sa communauté : les Mapuches élaboraient un plan d’action contre la pisciculture de la rivière Chesque.
Indigènes… et toujours fiers de l’être ?
Le mot Mapuche veut dire « homme de la terre ». Il désigne un peuple aborigène (c’est-à-dire « qui était là à l'origine », ou autochtone) résidant dans toute la partie sud du Chili.
Le peuple mapuche a une longue histoire de lutte et de résistance, contre les conquistadores espagnols d’abord, puis contre le gouvernement chilien depuis l’indépendance du pays. Aujourd’hui, de multiples communautés font entendre leurs voix dans les médias et dans les tribunaux pour préserver les richesses de ces vastes forêts aux espèces natives et de ces vertes collines aux pieds des Andes – ce qui leur vaut d’ailleurs auprès d’une certaine partie de l’opinion publique une réputation de terroristes !
De nombreuses entreprises, aidées par le gouvernement, convoitent en effet ces régions pour leurs abondantes ressources en bois, en poissons, en eau de source ainsi que ces terrains pour l’élevage et l’agriculture. Mais leurs méthodes ne plaisent guère aux Mapuches, qui vivent encore selon des traditions séculaires, sans avoir besoin ni de supermarché, ni d’habits faits en Chine, ni d’échafaudages pour construire leurs maisons – ni même, pour les plus « mapuchistes » d’entre eux, d’école pour leurs enfants.
De nombreuses communautés mapuches, en effet, sont quasi indépendantes : elles produisent elles-mêmes nourriture, matériaux de constructions et habits pour les familles membres, qui toutes ont, dans leur potager, au moins de quoi se sustenter pendant la majeure partie de l’année.
Si les uns possèdent une forêt sur leur terrain, ils offriront du bois pour la construction d’une nouvelle habitation. En échange, ses habitants viendront aider à récolter le blé ou l’avoine pour tout le monde, et une autre famille en moudra le grain parce qu’elle a une meule et un cheval, et le fils du vieux sur la colline d’en face fera du pain pour fêter la bonne récolte puisque son père le lui avait appris. Et le jeudi suivant, on se retrouvera à l’atelier au bord du ruisseau pour faire de la poterie, que l’on ira cuir la semaine d’après dans le four du boulanger…
Et c’est un cercle vertueux de services rendus, de savoir-faire partagés, de ressources mesurées et d’entraide sans mesure.
Si la plupart rejettent encore le mode de vie occidental proposé par le gouvernement et la majeure partie de la population du Chili – son système économique, sa surconsommation et son éducation publique – les jeunes générations sont tout même attirées par le plus grand confort que leur offriraient des études supérieures et « un bon métier ».
Certains parents affirment qu’en effet, si eux sont restés à la campagne en « survivant à l’ancienne », ils souhaitent que leurs enfants aient cette chance et les moyens de vivre en ville.
D’autres ne veulent pas que leurs enfants s’en aillent, mais ne peuvent les en empêcher quand leur décision est prise, quand ils ont rencontré quelqu’un qui a fait telles études ou une fois qu’ils en ont entendu parler à la télé ou par le fils de machin dont le grand frère…
Enfin, autre cas de figure, même dans des familles « pro-université », des jeunes vont bien faire des études dans les grandes villes (Santiago, Puerto Montt…), mais décident de revenir dans leur communauté pour lui faire bénéficier de leurs nouvelles connaissances. C’est le cas de Camilo, passionné de droit et fraîchement diplômé en agrobiologie de l’Université de Temuco, chef-lieu de la région, qui est rentré vivre avec sa mère et sa petite sœur dans la communauté de Hualapulli.
Ça tombe bien : du droit et de la biologie, elle en avait drôlement besoin…
Le gros requin et les petits poissons
Le décor
L’histoire se passe dans la région de l’Araucanie, aux portes de la Patagonie. À l’est : les hauts sommets des Andes et leur éternelle robe blanche ; à l’Ouest,
Dans la communauté de Hualapulli, entre les lacs de Villarrica et de Calafquén, non loin du superbe et turbulent volcan Ruka Pillajn, les Mapuches vivent en paix le long d’une rivière nommée Chesque (prononcer à l’espagnole « tchesqué »).
De nombreuses familles dépendent de ce cours d’eau, alimenté par les pluies et les neiges des altitudes, pour se laver, cuisiner et, parmi bien d’autres choses encore, pour boire.
L’élément perturbateur
Mais voilà que la pisciculture, installée sur le Chesque depuis les années 80 a récemment fait savoir qu’elle augmenterait sa production de poissons de 51 à 140 tonnes par an. Les Mapuches craignent que l’eau, qui déjà venait à manquer en été depuis que cette entreprise s’est installée là, qui déjà avait un drôle de goût, une drôle d’odeur parfois et qui déjà avait certainement rendus malades de nombreuses personnes en aval, les Mapuches, donc, craignent que l’eau ne soit plus du tout propre à la consommation si la pisciculture en venait à appliquer ses ambitions.
Le protagoniste
Juan P. est le machi de la communauté.
Il connait les plantes natives de sa région, des plus vieux arbres jusqu’à la moindre fougère, et il en a appris auprès de ses ancêtres leurs noms et leurs propriétés.
Ici, les feuilles se mangent juste après être cueillies, là il faut les laisser infuser 10 minutes et c’est meilleur avec du gingembre ; pour telle plante, il faut en râper la racine pour guérir les maux de ventre, et ses fleurs font une excellente huile essentielle contre les migraines ; les fruits de tel arbre se mangent en confiture et les jeunes pousses de telle herbe sont à frotter sur les plaies pour cicatriser plus vite…
Puisque le longko, titre héréditaire du chef de la communauté, ne s’est pas manifesté parmi les générations présentes, c’est Juan qui en assume un peu le rôle.
Des projets plein la tête et la tête un peu en l’air, du sang chaud dans les veines et du cœur à revendre, Juan est un personnage taciturne en apparence mais bouillant à l’intérieur, et quand il parle près du feu, le soir dans la ruka, tout le monde écoute.
Les adjuvants
Hormis notre jeune agrobiologiste Camilo, rentré de la capitale pour supporter la Cause, la communauté compte parmi ses rangs de nombreuses personnes prêtes à mettre leurs ressources à la disposition de la confrontation qui s’annonce.
Voici le portrait de quelques-unes d’entre elles :
Don Miguel est le fils d’un vieux propriétaire dont une partie du terrain a été cédée à la pisciculture en des temps de nécessité. Comme ce dernier n’a plus toute sa tête, on ne sait plus très bien quels papiers ont été signés à l’époque ni quels sont les droits de passage des employés de la pisciculture sur les terres dont la famille de Miguel est encore propriétaire. Relisez cette phrase et tâchez de la comprendre, c’est important pour la suite.
Marcelo, longue barbe, fine silhouette et émerveillé des énergies de la nature, est un fils d’immigrés qui a grandi en ville. Aujourd’hui convaincu que la limite entre le bien et le mal se situe là où s’arrêtent les villes et où commence la campagne, il veut offrir à son nouveau-né un monde où l’on peut vivre de ce qui pousse dans le jardin et boire l’eau des ruisseaux.
Avec sa femme Daniela et une dizaine d’autres familles locales, il a racheté une parcelle de terrain pour y construire sa maison et y vivre en communauté. Or ce terrain se trouve justement traversé… par la rivière Chesque, en aval de la pisciculture.
Mauricio, dit « el Mauri », est revenu d’exil. Cherchant dans sa tempétueuse jeunesse son bonheur loin des collines vertes de son enfance, il s’est rendu compte que sa place n’était pas derrière le guichet d’une banque ou le bureau d’une compagnie d’assurance. En pleine crise d’identité, il a tout quitté pour revenir parmi les siens : il est Mapuche. Mauricio n’a pas oublié la langue des anciens, le mapudungún ; il est aujourd’hui celui de la communauté qui la parle le mieux – et avec le plus de fierté. De nature sombre et imposante, avec son regard franc et noir, ses cheveux longs et noirs, et sa peau dure et brune, il se battra pour « récupérer la rivière » et sauver la terre de ses ancêtres.
L’Avocat, dont j’ai oublié le nom, est un ami de Juan – donc de toute la communauté. Il vient à chaque réunion pour apporter ses conseils sur ce qu’il faut faire ou non pour rester dans la légalité. Il connait bien la loi indigène de 1993 et a une certaine expérience dans ce que l’on pourrait appeler « la défense des petits poissons dans un monde de requins ». Il sait bien que ceux qu’il aide n’ont pas vraiment les moyens de s’offrir ses services aux tarifs en vigueur, mais il ne fait pas ça pour l’argent. Soufi de confession, la solidarité et la justice sont deux de ses valeurs fondamentales.
Et puis il y a Hans, ancien militant assagi, qui connait la forêt par cœur, mange des fleurs et ramasse de l’or au fond des ruisseaux ; Fernando, un voisin revenu de Belgique, qui veut vivre à la campagne et se reconvertir en boulanger ; Diego, sa femme Tiare et son bébé qui veulent vivre sur le même terrain que la famille de Marcelo ; enfin il y a moi qui débarque au milieu de ces petits poissons, et qui écoute attentivement les histoires de chacun pour tenter de comprendre objectivement l’histoire de cette communauté.
À propos d’objectivité, il manquerait à cette liste de protagonistes les employés et les dirigeants de cette fameuse pisciculture. Hélas les premiers ne veulent pas « être mêlés à tout ça » et refusent toute rencontre, et les seconds « n’ont rien à déclarer aux médias ». Mais je ne suis pas journaliste, c’est pour une étude interculturelle ! « C’est pareil. »
L’action
Par un beau matin de printemps en ce mois de novembre, après de nombreuses réunions, palabres et débats, la communauté se rassemble à l’entrée d’un champ.
Aujourd’hui, ça y est : on passe à l’action.
Il avait été question de manifester sur la place du village, ou de bloquer l’unique route, très touristique, entre les deux lacs. Finalement, sur les conseils de l’avocat, c’est une action bien plus subtile qui est prévue aujourd’hui. On va bloquer l’entrée de la pisciculture.
D’après Don Miguel, les employés n’ont aucun droit de passer sur ce terrain pour aller travailler, car il appartient à sa famille et jamais son père, bien qu’il n’en ait guère de souvenirs, n’aurait signé un tel accord. Mais, si vous avez bien tout lu jusque-là, vous savez qu’il n’y a rien de moins sûr et que la mémoire dudit père flanche un peu. Alors, d’après l’avocat, c’est au moins un moyen de savoir, sans trop rien risquer, les papiers et les droits que cette entreprise a effectivement.
Diaporama : en bloquant l’accès à l’usine, les Mapuches espèrent soit retrouver ces barbelés coupés et porter plainte pour occupation interdite d’un terrain privé (qui sait, peut-être que toute la pisciculture est en fait dans l’illégalité ?), soit être contrés par la présentation d’un papier officiel et enfin savoir à qui ils ont à faire.
Rebondissement
Une semaine après ce blocus, malheureusement, personne n’a touché à rien. La communauté se demande si elle a bien fait de priver les employés de la pisciculture de leur travail, eux qui n’ont rien demandé à personne et qui n’osent pas toucher aux barbelés pour ne pas être mêlés à cette affaire qui ne concerne que leurs dirigeants.
Et puis soudain, un mois après mon départ, la réaction du camp adverse : les employés ne pouvant plus s’occuper des poissons ni changer leur eau, la pisciculture porte plainte contre la communauté mapuche pour « maltraitance animale ».
Chute ?
Comme souvent pour des histoires de combat entre des requins et des petits poissons, qui ne se passent pas dans les hauts fonds ni dans un aquarium mais au tribunal ou dans les cabinets d’avocats, la lutte est sans fin, et à chaque coup porté il y aura riposte.
Ici, la pisciculture a beaucoup de moyens, et ça, au Chili, ça peut aussi aider à créer des documents légaux que l’on n’a pas mais dont on a bien besoin pour bouffer des petits poissons. Ces derniers, les Mapuche, n’ont en effet pas beaucoup d’argent – mais ils ont des ressources, dans tous les sens du terme !
La chute de cette histoire n’est donc pas encore connue, ni par les protagonistes ni par l’auteur. Si des mises à jour pourront être faites ici pour suivre les multiples rebondissements à venir, je ne pense pas pouvoir vous raconter la fin de l’histoire avant celle de mon voyage en juillet prochain.
Un trou de verdure…
Malgré cette histoire qui a certes pris beaucoup de mon temps lors de mon séjour au Chili, j’ai pu profiter pleinement de ces paysages purs et naturels où l’on se sent si proches de notre propre nature humaine.
Je quittai ces latitudes avec l’agréable sentiment qu’il y a encore sur Terre des gens qui connaissent des vrais valeurs d’humanité et qui vivent selon des principes forts.
Loin d’être refermés sur eux-mêmes, les Mapuches accueillent quiconque veut en apprendre plus sur leur culture et leur mode de vie, tant que c’est dans une démarche de respect et d’ouverture. Ils aiment discuter en retour des états d’esprit des étrangers, des points de vue sur la spiritualité ou sur l’avenir de notre planète.
Avant de retourner à vos occupations dès la fin de cet article, je veux que reste en vous l’idée que je rapporte de ce voyage et que je veux partager avec vous :
Oui, il est possible de vivre de ce que l’on fait pousser, en communauté, sans aller au supermarché, et sans manquer de rien.
Et – j’en suis la preuve, comme les nombreux volontaires étrangers venus résider dans cette communauté avant moi – sans être coupé du reste du monde.
Et, surtout, en étant incroyablement heureux.
Les verdoyantes collines ancestrales sont-elles en danger ?
La tâche rouge est l'effet d'engrais chimiques utilisés pour la culture de l'avoine
sur les herbes que broutent à présent les vaches laitières.
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