Des dauphins roses dans la rivière noire
Magique.
Le lieu est magique.
Loin des assourdissements de la ville, de ses déchets et de ses visages gris, au milieu d’une rivière sur un île inhabitée, il y cette plage qui restera pour moi figée dans un coucher de soleil. Non, j’en suis presque sûr : elle ne doit pas exister, ni le matin, ni à midi, ni le reste de la nuit. Nous abordâmes sur ce banc de sable qui forme l’extrémité de l’île, et ne voyant aucune trace de pas sinon juste les rides laissées par la dernière pluie, nous nous crûmes seuls au monde.
Sublimation : un couple de dauphins vint jouer juste au bord de la plage.
Bien plus petits que les dauphins de la mer, ces botos cor de rosa vivent dans les nombreux bras du Rio Negro et dans ses affluents, remontant parfois jusqu’entre les troncs des arbres quand le jungle est inondée en saison des pluies.
Nous sommes au premier soir de ma seconde expédition en Amazonie. En début de semaine, j’avais rencontré Marcello Casoni. Tout un personnage…
Marcello est venu de l’État de São Paulo, bien plus au sud, pour accomplir dans ces régions moins hospitalières ce qu’il appelle « le destin de cette vie-là ».
- Cette vie-là… Tu en as d’autres ?
- Bien sûr ! Avant, après celle-ci… qui sait d’où « je » viens ? Chaque expérience sur Terre nous permet d’évoluer spirituellement.
Silence.
Il reprend :
- Dis-moi, si tu parvenais à un niveau spirituel supérieur, que ferais-tu ? Tu achèterais un yacht pour y faire des orgies entre amis sur la Méditerranée ? Ou bien tu travaillerais pour rendre le monde meilleur ? Dis-moi ?
Peut-être aurais-tu une autre façon de le rendre meilleur, par la prière, je ne sais pas, la méditation, les ondes mentales, les intentions…
Pour l’instant, je fais de mon mieux avec ce que j’ai.
Marcello a créé l’Institut Dharma en 2013 pour venir en aide aux « peuples de la rivière » (communautés ribeirinhas en portugais), qui vivent le long du Rio Negro, l’affluent principal de l’Amazone et l’un des 10 cours d’eau du monde aux plus gros débits.
Recueillant des dons d’un réseau de volontaires et aussi grâce à un accueil de tourisme spécifique, pour ceux qui veulent découvrir un vrai coin de paradis, il procure à ces familles qui résident si loin de tout de la nourriture, des habits, des médicaments, de l’attention et une sacrée quantité d’amour.
Il les aide aussi dans les processus administratifs pour faire venir des panneaux solaires ou des câbles électriques jusqu’à leurs cabanons avec le programme national « Tout le monde au courant » (traduction libre du nom original Luz para tudos).
Photo : c’est Noël pour Alistair et sa sœur Emilia : une amie de l’Institut leur envoie ce tricycle que Marcello, Père Noël des tropiques, leur apporte ce matin de décembre.
Terra preta : la terre fertile des indiens
Avec Guilherme, doctorant en anthropologie sociale de l’université de Campinas, et une paire de touristes rencontrée en chemin, nous rendons visite à la communauté Sobrado située à une petite heure en bateau de Novo Airão, la ville la plus proche où prend fin toute voie terrestre.
Ici, l’État a installé une école municipale où des professeurs viennent par bateau de Manaos à des horaires aménagées, pour enseigner le reste du monde à des enfants qui ont à peine de quoi manger et qui ne verront guère plus que leur rivière de toute leur vie.
Les 50 familles de la communauté Sobrado s’organisent pour se nourrir indépendamment de l’aide extérieure, trop instable et irrégulière pour baser sa survie dessus.
Un spécificité agricole intéressante pour mon étude est celle de la Terra Preta, ou Terre Noire.
L’origine de ce sol particulièrement fertile est source de divergences scientifiques, mais que celle-ci soit de dépôts d’éruptions volcaniques andines (Camargo, 1941) ou des résidus sédimentaires des lacs tertiaires (Falesi, 1974), les biologistes, géographes et sociologues s’accordent à dire que l’état actuel de ces sols est le résultat d’un usage et d’une gestion rigoureux par les populations indigènes (Gourou, Cahiers, 1949) depuis le premier millénaire de notre ère.
D’une haute concentration en carbone, à 150 grammes par kilogramme de terre au lieu des 20 à 30 grammes des sols amazoniens normaux (que l’on appelle oxisols), la terre noire a également l’avantage d’être meuble et aérée sur 1 à 2 mètres de profondeur, tandis que les sols pauvres des forêts tropical humides en général ne dépasse guère les 50 cm d’épaisseur !
Aussi, là où les champs de jungle déboisée ne permettent qu’une ou deux récoltes de céréales ou de tubercules avec des moyens traditionnels avant qu’ils ne soient dépourvus de tous nutriments (Gourou, Annales, 1949, p. 143), la terre noire se renouvèle si vite qu’une jachère de 6 mois est suffisante pour cultiver à nouveau un champ, au lieu des 8 à 10 ans nécessaires à l’oxisol ! (Lehmann, 2005)
La culture des terres noires a été abandonnée depuis l’arrivée des conquistadores pour des raisons indéfinies, mais un vif intérêt a récemment repris et cette terre est à présent cultivée et parfois même vendue par certains peuples de la rivière à des fins agricoles de petite et moyenne ampleurs.
Des scientifiques de différents pays mènent actuellement des projets de reconstitution de ces sols fertiles pour une utilisation à plus grande échelle sur d’autres continents, au profit de communautés basant également leur survie sur l’agriculture traditionnelle.
Mission
Nous passons quelque temps avec les familles de la communauté riveraine Sobrado, reprenant parfois le bateau pour remonter un bras de la rivière, entre des arbres aux formes étranges et aux racines aériennes et biscornues.
Au détour d’un rocher ou d’un de ces arbres géants, nous découvrons soudain une cabane, montée sur pilotis, du linge étendu sur un fil, un feu mort ou autre surprenante trace de vie improbable.
Alors nous accostons et j’ai chaque fois l’impression d’être l’un de ces premiers explorateurs à mettre le pied sur la terre sacrée d’un peuple inconnu. Mais partout nous sommes accueillis avec des sourires, des mains tendus, des bébés heureux et des jeunes enfants curieux.
Le jour de mon départ, Marcello passe à la poste de Novo Airão pour retirer un paquet. Il a commandé un GPS.
- Pourquoi as-tu besoin d’un GPS ?
- Le bateau-hôpital de l’institut est enfin prêt ; je vais pouvoir rendre visite aux communautés les plus éloignées.
- Il ne suffit pas de remonter le Rio Negro ?
- Non : certains groupes indigènes ribeirinhos sont installés sur des petits affluents. Le GPS me dira à quel embranchement tourner et surtout quelle est la profondeur de l’eau !
- Et c’est une longue expédition jusqu’à ces communautés ?
- Eh bien, tout dépend de ce que l’on entend par « long » : tout est relatif, comme disait un savant de chez vous. La communauté la plus éloignée est à 15 jours d’ici. Elle ne reçoit aucune aide et ne voit pratiquement personne de toute l’année.
- 15 jours ! Et qu’est-ce que tu vas leur apporter qui puisse durer jusqu’à la prochaine visite ?
- Eh bien, un bilan de santé au moins, c’est la fonction première de notre nouveau bateau-hôpital ; mais tu sais, en allant les rencontrer, c’est plus une histoire de présence que de biens matériels. Je crois que c’est ma mission de dire à ces gens qu’ils ne sont pas oubliés. Qu’ils sont aimés.
Il se tait et son regard se perd à la limite de la rivière et du ciel, cet horizon inatteignable.
Il finit par ajouter :
- Au moins par moi.
Bibliographie :
DENEVAN, William M. et WOODS, William I., Discovery and Awareness of Anthropogenic Amazonian Dark Earths (Terra Preta), disponible en ligne, consulté le 28 janvier 2017 : http://www.biorefinery.uga.edu/char%20sypm%2004%20%20PDF%20Files/presentations/BDenevan.pdf
FALESI, Italo C., "Soils of the Brazilian Amazon", in Man in the Amazon, Charles Wagley editor, 1974, pp. 201-229, esp. 210-214. University Presses of Florida, Gainesville.
FERREIRA, Paulo Roberto et QUADROS Marly, O homem que tentou domar o Amazonas: biografia do cientista Felisberto Camargo, polêmico, ousado e futurista, editor técnico Emeleocípio Botelho de Andrade, Belém, PA : Embrapa Amazônia Oriental, 2011, 192 p.
Disponible en ligne, consulté le 17 janvier 2017 : http://livimagens.sct.embrapa.br/amostras/00060970.pdf
GOUROU Pierre, "L’Amazonie, problèmes géographiques", in Cahiers d’Outre-mer, 5, 1949, pp. 1-13
GOUROU Pierre, "Qu’est-ce que le monde tropical ?", in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 4ᵉ année, N. 2, 1949. pp. 140-148
LEHMANN Johannes, "Terra Preta de Indio", in Soil Fertility Management & Soil Biogeochemistry, 2005, Cornell University, Dpt. of Crop and Soil Sciences, disponible en ligne, consulté le 31 janvier 2017 : http://www.css.cornell.edu/faculty/lehmann/research/terra%20preta/terrapretamain.html