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  • Photo du rédacteurMartin

Les dents de la Terre


La forêt était comme une grande salle de bain dont on aurait ouvert la fenêtre après une douche chaude. Les brumes circulaient à pas de biche dans le petit matin, se faufilant comme des âmes errantes entre les piliers qui soutenaient, paisibles et impassibles, la voûte sombre et lointaine des bois.

J’aurais voulu que le train passât comme ces volutes de brouillard, simples bâillements de la nuit se retirant doucement, ou dispersions de la gaze qui retient les rêves s’effilochant au réveil. J’aurais voulu que les rails fussent posés à même la moquette de feuilles mortes, sur l’humble humus qui lentement transforme les rejets de la vie en vie nouvelle, et que de son moteur on n’entendît rien, pour que les chants des oiseaux fussent le seul bruit de notre voyage.

Mais voilà, tout cela je l’imaginais depuis la vitre d’un train qui, pour traverser le paysage, avait fait place nette de part et d’autre, qui roulait fort et lourd pour quitter la campagne et qui ignorait tout du zinzinulement de la mésange comme des rêves de ses passagers.

En empruntant la passerelle qui monte haut au-dessus des voies pour aller d’un quai à l’autre, j’avais vu ce matin les montagnes au loin. À contre-jour du jour naissant, elles s’imposaient fières et froides sur l’horizon, emmitonnées dans leur lourd manteau blanc dont les vallées étaient autant de plis obscurs.

Ce jour-là était un samedi ; je prolongeais donc mon train-train de la semaine de travail, mais pour aller un peu plus loin cette fois-ci.

En approchant de ma destination quelques heures plus tard et quelques centaines de kilomètres plus à l’ouest, j’aperçus de nouveau les montagnes. D’autres montagnes. Bien plus vieilles, plus tassées, moins enneigées. Les énergies de la planète avaient soulevé ces terres il y a 500 millions d’années. Une échelle de temps aussi incompréhensible pour nous humains que celle d’un arbre pour un papillon.

Je connais leurs sommets, les noms de leurs cratères, le bleu de leurs lacs et le vert de leurs pentes. Nous approchions mais elles restaient distantes, comme un conseil de sages qui vous inspire par ses préceptes mais ne se mêle pas de votre vie quotidienne.

Ces montagnes au départ, ces volcans à l’arrivée, tout cela m’inspirait une image, qui demande une digression pour être bien comprise.

Cela fait longtemps que j’écris. Un jour que j’étais plus petit, et cherchais un carnet pour fixer des pensées, je trouvai celui de ma mère, une belle liasse de papiers épais avec une reliure de cuire et un cordon noué pour le fermer. Ses pages étaient incrustées par endroit de pétales de fleurs séchés. Ce genre de carnets qui vous soufflent les histoires dès que vous les ouvrez, alors que vous ne savez pas encore ce que vous voulez y écrire.

Ma mère avait confié aux premières pages des mots et des images issus de son récent voyage au Proche-Orient. Elle les déchira pour m’offrir le reste, en marmonnant que cela n’avait guère de valeur. J’emportai précieusement ce carnet dans ma chambre et m’aperçus qu’il restait une phrase sur la page devenue première suite au départ déchirant de ses consœurs.

Elle y avait griffonné : « plage : comme les lèvres de la mer ».

Où avait-elle senti cela ? Le pouvoir des mots se renforçait en moi. Quels horizons lui avaient valu cette inspiration ? J’entendais le ressac de la marée patiente. En vue de quels récits avait-elle couché cette merveilleuse image ? J’imaginais la Terre, la bouche bée et pleine d’eau salée ; nous vivions sur son visage, les poissons dans ses gorges profondes. Les vallées devenaient ses rides, les montagnes ses nez, nos immeubles des pustules et nos routes de longues cicatrices.

Quelques mots négligés et voilà une nouvelle vision du monde dans un esprit adolescent. Je changeais d’échelle dans ma perception des choses ; mon imagination, comme une flammèche dans mon crâne en photophore, envisageait de nouvelles métaphores.

Et voilà que des années plus tard, en parcourant nos régions d’une montagne à l’autre, ces idées métaphoriques me reviennent en mémoire. Me voilà entre deux chaînes de montagne comme au creux d’une titanesque bouche fossilisée et asséchée ; entre les dents de la Terre.


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