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  • Antrim

#5. Dystopie écolocratique


...Suite.

Sachons que les classes sociales à moindre revenus sont celles qui sont les plus réceptives aux messages publicitaires et, si l'accès à l'éducation culturelle est limité, pour qui l’intégration sociale se fait le plus par les biens de consommation possédés.

Partant de ce constat, on pourra ouvrir autant d’épiceries de produits bio en vrac que l’on veut, ces familles mettront toujours leur priorité financière sur l’iPhone de l'aîné en pleine crise d'ado, l’écran plat plus grand que chez le voisin et les baskets qui clignotent quand on marche pour la Pupuce qui rentre en CP.

Aux échelles d’au-dessus, celles des constructeurs et des revendeurs, tant qu’il y a de la demande, on continue d’offrir. Pas de sursaut de bon sens à attendre de ce côté-là.

C’est donc là encore que pourrait intervenir le Bon Dictateur Vert. À l’heure du dîner commandé chez Pizza Hut, trônant de tous ses pixels au milieu de la salle de séjour, sous les quolibets de ceux qui préfèrent savoir combien il y a de piments sur le sachet de sauce piquante glissé dans leur carton de malbouffe, il annoncerait que cette fois c’est fini.

Ça suffit.

Et il égraine :

  • Loi contraignante sur l’origine des composants électroniques et l’éthique de leurs lieux de production, bim ;

  • Baisse des allocations chômage et augmentation des aides à l’autoproduction alimentaire, ouch ;

  • Restrictions sur tous les ingrédients alimentaires vendus sur le territoire qui doivent être d’origine européenne, non OGM et non traités, et pour la viande et le poisson issus d’élevages respectueux de la vie animale, paf et repaf ;

  • Fermeture des supermarchés, agrandissement des marchés des producteurs locaux, évacuation des zones d’habitations péri-urbaines et installations de ceintures vertes maraîchères et nourricières ; accompagnement des foyers à l’installation rurale avec semences paysannes non hybrides fournies et formations gratuites aux techniques potagères de permaculture ;

  • Subventions agricoles biologiques, expiration forcée des baux de fermages chimiques, contrôles et sanctions sur l’élevage intensif ;

  • Interdiction des véhicules individuels à essence et diesel en agglomération, obligation pour les véhicules de livraison d'être électriques et de se fournir à un producteur d'énergies renouvelables et soutenables ;

  • L'électricité, d'ailleurs : chacun peut la produire gratuitement et selon ses besoin ; inutile pour l’État de se faire de l'argent dessus outre mesure, les gens paieront déjà bien assez des services publiques ou privés pour installer et réparer leurs panneaux solaires. Filière de recyclage sur-développée évidemment ;

  • Aides, subventions, contrôles, sanctions, ping, pang, pong.

Ils en avaleraient tout rond leur pepperoni.

Six mois plus tard : supermarchés vides, centre commerciaux silencieux, quelques vitrines cassées. Le boulanger ouvre toujours à 6h30 mais ses étagères sont presque vides : le prix de la farine bio au kilo a quintuplé, la production n’est pas assez importante. Plus loin, villas de la périphérie flambant neuves en friches, les renards et les chiens errants (ou sont-ce des loups descendus des montagnes ?) chassent les rats bien gras qui ont vite trouvé le chemin des garde-mangers abandonnés. Zone en reconversion, ne pas entrer.

Dans les villes et villages, des camions électriques de livraison, chaque mois plus nombreux, déversent en ronronnant les fruits et légumes difformes et véreux des champs alentours. Les étals sont partout dans les rues, sur chaque place. Les producteurs viennent eux-mêmes présenter leurs produits auxquels les gens faméliques se réhabituent peu à peu. On voit la grosse famille du quartier HLM demander où sont les pains burgers et comment on cuisine un potimarron au micro-ondes, les étudiants habitués de Lidl demander pourquoi les carottes sont jaunes, les courgettes rondes ou les tomates noires…

Deux ans plus tard, le Bon Dictateur Vert est toujours gouverneur du pays, il a fermé l’Élysée, devenu musée national gratuit, et s’est installé à Échalas dans le parc naturel du Pilat où il cultive verger et potager avec ses frères et sœurs, ses nièces et neveux, sa femme et ses enfants.

Tous les moins de seize ans vont à l’école démocratique indépendante, dite école buissonnière, où on apprend à reconnaître les plantes, à traiter les maladies humaines, végétales et animales, à parler avec ses sentiments et à écouter l’autre, à calculer et à peindre, à jouer avec des plus petits et des plus grands que soi, à s’occuper des bébés et des grands-parents et à parler des langues étrangères, à jouer du tambour ou du piano et à plusieurs, à construire des radeaux et à méditer dans la forêt, à connaître l’histoire du monde et les guerres entre les peuples, mais aussi les causes de la paix depuis l’Empire akkadien jusqu’à nos jours. On apprend aussi à tirer à l’arc et à manier la faux, à fabriquer des paniers et à construire des maisons, à monter à cheval et à guider un troupeau, à négocier un contrat commercial et à communiquer à l’étranger, à produire sa propre énergie électrique et à coder des sites internet, à réparer des voitures et à fixer des étagères, à repriser ses vêtements et même à serrer la main.

Dans les villes, les gens râlent parce que c’était mieux avant. Bien des métiers sont devenus inutiles, comme caissière ou Responsable de la Répartition des Ressources Humaines en Zones Sectorielles d’Ajustement à l’Éducation Nationale.

Se nourrir n’a jamais été aussi sain, facile, accessible et peu coûteux. Du coup les gens se demandent que faire de leur temps libre. Ils commencent à s’intéresser à ce qu’apprennent leurs enfants et se rendent finalement à cette formation gratuite sur la communication non violente et à ces réunions sociocratiques hebdomadaires sur la vie de leur quartier. Ils accueillent leurs vieux parents dont ils n’avaient auparavant pas le temps de s’occuper et qui mouraient à petit feu à la Maison de Repos des Pins Verts.

Le pays se réorganise. On cherche de nouveaux moyens de faire du profit mais les gens utilisent tellement les monnaies locales qu’on ne peut pomper que sur les échanges nationaux ou internationaux.

L’élite de l’ombre n’a plus sa place à la tête des médias ou des grands groupes car les lois obligent les organisations à une hiérarchie horizontale, où celui qui fait est celui qui décide, où chacun a son mot à dire, peut être écouté et est libre d’appliquer ses initiatives, où les chefs d’équipes tournent tous les trimestres et où un dirigeant ne peut se salarier à un montant plus de dix fois supérieur au salaire le plus bas non seulement de son entreprise mais aussi de toute sa filière dans les limites du territoire français.

Vingt ans plus tard, un Bon Dictateur Vert et deux Bonnes Dictatrices Vertes se sont succédé et ont peu à peu laissé les ministres compétents dans leur domaine respectif diriger et prendre des initiatives, eux-mêmes délégant de plus en plus aux élus régionaux et territoriaux. Ceux qui savent sont les plus proches du terrain. Ceux d’au-dessus essaient simplement de coordonner et d’harmoniser à peu près ce qui ressemble de plus en plus à une Fédération de Territoires français pour continuer de faire figure d'exemple à l'UE, à l'ONU, à l'OTAN et autant d'autres acronymes internationaux que je passe.

Celles et ceux qui ont appris à l’école à planter des arbres et à monter eux-mêmes leur réseau de plomberie occupent aujourd’hui les postes à responsabilités de la société civile.

Comme il n’y a plus d’escalators ni de nourriture hypercalorique dans les fastfoods, il y a bien moins d’obèses, et les centres publics de soins ne sont remplis que par des cas sérieux car on apprend dès l’école primaire à se soigner et à soigner les autres.

Tout le budget de l’armée, abolie au début des années vingt (deux mille vingt, bien sûr ; il faut vivre avec son millénaire, allons), a été alloué à la culture, l’éducation et l’écologie, à l'image du Costa Rica. L’Union européenne a convenu d’une armée unique et ses trente-quatre États membres ont chacun démilitarisé leurs casernes. Il n’y a plus que la police nationale dans les rues, et les casques étoilés n’interviennent qu’en cas de conflit armé.

Soixante-dix ans plus tard, on ne se souvient plus que tout cela a commencé par une dictature ; tout le monde appelle ça l’écolocratie. Les règles ne sont définies que par le bon sens et l’intelligence collective.

Et puis, soudain, rien ne va plus, car on oublie à chaque génération que les solutions d’aujourd’hui sont les problèmes de demain.

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